Par Louis Cournoyer, Ph. D., c.o.

Les professionnels en développement de carrière travaillent de plus en plus avec des problématiques psychosociales complexes, et nos modèles d’intervention doivent être revus en conséquence

Le champ disciplinaire du développement de carrière, au Québec comme ailleurs au Canada, vit des bouleversements qui ne sont pas indépendants des réalités sociales, politiques, culturelles et économiques. Pour Boutinet, l’individu est aujourd’hui appelé à gérer et à développer de plus en plus seul son identité professionnelle. Il n’est donc pas surprenant qu’à travers le monde, les modèles d’accompagnement sont de plus en plus orientés vers le développement de l’autonomie, de la gestion des changements, de l’apprentissage tout au long de la vie et de la quête de sens durable et ce, au travers de contextes sociaux et sociétaux changeants. Dans la plus récente recension d’études illustrant les préoccupations de la recherche en développement de carrière, Erford et Crockett révèlent la nature relationnelle au cœur du développement de carrière :

Thématiques guidant la recherche en développement de carrière en 2011

Relation individu / travail

  • Examiner les influences : autonomie; estime, confiance et image de soi; sentiment d’efficacité personnelle; traits de personnalité, besoins d’attachement, intelligence émotionnelle;
  • Mobiliser le sens : congruence, réflexivité, modalités de prise de décision;
  • Stimuler l’engagement au travail : satisfaction, apprentissage vicariant;
  • Développer des stratégies d’adaptation : risque, créativité, expressions et gestion des émotions, affirmation de soi, régulation, réflexivité, adaptation sociale, recherche d’information, authenticité;
  • Accroitre l’employabilité : développement d’habiletés et de compétences, stratégies de recherche d’emploi et de maintien en emploi;
  • Se sensibiliser à la santé psychologique au travail : harmonie des relations au travail, épuisement professionnel, fatigue et stress, traumatismes, harcèlement psychologique, gestion de l’anxiété;
  • Étudier la persévérance et la réussite scolaires : satisfaction, espoir, aspirations scolaires et professionnelles;
  • Suivre les parcours de vie et les transitions personnelles et sociales.

 

Relation individu / organisation

  • Étudier les enjeux organisationnels implicites : respect, justice, cohérence, support de l’organisation à l’égard des employés;
  • Discerner les mœurs et les valeurs des organisations;
  • Relever les mesures flexibles : ressources de l’organisation : soutien financier, horaires flexibles, formation continue, travail à la maison;
  • Favoriser l’accès des femmes à des postes de gestion;
  • Analyser les mœurs d’engagement envers les employés, respect des engagements contractuels;
  • Proposer des politiques organisationnelles de supervision des employés;
  • Comprendre les processus de socialisation, de changements organisationnels, de relations interpersonnelles entre collègues et avec la direction.

Relation individu / vie sociale et familiale

  • Concilier travail et famille : gestion des rôles et des conflits, identité féminine, décisions familiales;
  • Identifier des mesures et des dispositifs de conciliation travail-vie personnelle;
  • Gérer les rôles de vie;
  • Saisir l’impact des contextes de vie et des relations sociales;
  • Examiner l’usage des réseaux sociaux et de contacts;
  • Faciliter le passage de la retraite/nouvelle carrière.

 

 

 

 

Relation individu / marché du travail

  • Étudier le vieillissement de la population;
  • Examiner l’impact des soins aux ainés ou personnes avec soins spéciaux;
  • Comprendre les réalités profondes du multiculturalisme et de la diversité : genre, poids, ethnicité, statut socioéconomique, sexualité (homosexualité, transgenre), handicap, trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité;
  • Favoriser l’insertion professionnelle de nouveaux travailleurs;
  • Analyser le développement des intérêts et des aptitudes chez les enfants;
  • Examiner le rôle de la religion, de la spiritualité;
  • Suivre le parcours de carrière d’homosexuels et de transgenres.

 

Source : Erford, B. T. and Crockett, S. A. (2012), Practice and Research in Career Counseling and Development—2011. The Career Development Quarterly, 60, 290–332.

Au regard des thématiques soulevées, il appert que le développement de carrière n’est pas un processus de croissance libre et séquentiel, mais un processus d’adaptation et de négociation continues et complexes en soi et avec un « autre » (collègues, supérieurs, subalternes, famille et amis, groupes, institutions, organisations, monde du travail), orienté vers le développement humain au sein de contextes personnels, scolaires et professionnels. Au Québec, une recherche menée par Cournoyer (2010) auprès de professionnels en développement de carrière révèle une croissance préoccupante des clientèles aux prises avec des problématiques psychosociales plus complexes et interreliées : difficultés de maintien en emploi dans un marché de l’emploi instable et précaire, pauvreté, criminalité et judiciarisation, monoparentalité, isolement social et stigmatisation, présence de troubles d’apprentissage et de santé mentale (troubles dépressifs, bipolaires, limites, etc., diagnostiqués ou non), dépendance à l’alcool, aux drogues, au jeu, isolement, difficultés conjugales et relationnelles, etc. Les interventions des professionnels en développement de carrière dépassent la stricte question instrumentale d’aide au choix d’études ou de recherche d’emploi. Elles intègrent la gestion de deuils et de traumatismes, d’accroissement de l’estime et de la confiance en soi, de prise en compte de difficultés à se regarder au présent et à se mobiliser dans l’avenir en raison de comportements et d’attitudes de procrastination, de déprime, de peur, de passivité, d’attentes irréalistes, etc. Conséquemment, les modèles d’intervention des professionnels du développement de carrière doivent être plus que jamais revus et bonifiés par des connaissances empiriques et pratiques diversifiées, touchant des dimensions tant psychologiques que sociales, culturelles que légales, financières que médicales et pharmacologiques. En guise de conclusion, des questions se posent :

  • Les professionnels en développement de carrière sont-ils aptes à faire face à la complexification des problématiques psychosociales qui marquent leur champ de pratique?
  • Comment un champ disciplinaire aux types d’activités si différents les uns des autres, dont les professionnels possèdent des formations si différentes sur le plan des spécialisations d’études (orientation/développement de carrière, enseignement, sociologie, communication, psychoéducation, éducation spécialisée, etc.), du niveau de scolarité atteint (études collégiales, baccalauréat, maîtrise) et de l’encadrement partiel de ses membres au sein d’un ordre professionnel peut-il posséder une identité professionnelle cohésive et une pertinence sociale reconnues auprès du public?
  • Peut-on véritablement parler « du » champ disciplinaire du développement de carrière alors que sa pratique s’avère si éclatée, ou devrait-on trouver un terme permettant de mieux scinder ses différentes pratiques?

 

Louis Cournoyer est professeur en counseling de carrière à l’Université du Québec à Montréal. Conseiller d’orientation depuis 15 ans, il maintient une pratique professionnelle auprès de jeunes adultes et d’adultes, ainsi que d’accompagnement professionnel auprès des conseillers d’orientation et conseillers en développement de carrière.