Mot de l’éditrice
21 janvier, 2022Mentalités sociales : Une nouvelle approche aux états d’esprit de carrière
21 janvier, 2022Les professionnels du développement de carrière ont besoin de mieux comprendre les obstacles vécus par les professionnels immigrants
Anna Maria Zaidman
« Si tu as besoin de voir un médecin, va prendre un taxi! ». Cette blague illustre les difficultés vécues par les professionnels immigrants pour trouver un travail à la mesure de leurs compétences et qualifications. Il est bien connu que plusieurs professionnels immigrants ont commencé à « faire du taxi », faute de pouvoir exercer leur profession au Canada. Cette situation est principalement due au manque de reconnaissance, par les employeurs canadiens et québécois, de l’expérience professionnelle et des diplômes acquis à l’étranger.
État de situation
Les personnes immigrantes installées au Québec sont celles qui rencontrent le plus d’obstacles pour trouver un emploi qui correspond à leur niveau de compétences, en comparaison avec celles qui résident en Ontario ou en Colombie Britannique. À Montréal, ces personnes ont des taux de chômage plus élevés que dans les autres grandes villes canadiennes (Institut du Québec, 2016). En 2020, le taux de chômage des personnes immigrantes arrivées au Québec il y a 5 ans et moins était de 16,5 %, alors que celui des personnes nées au Québec était de 8% (Institut de la statistique du Québec, 2021). Le taux de surqualification des personnes immigrantes formées à l’étranger à Montréal est de 63,2%, contre un peu plus de 30 % pour le reste de la population. Le revenu moyen des personnes immigrantes, en particulier celles provenant d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine est bien inférieur à celui des personnes nées au Québec ou provenant d’Europe et des États-Unis (Statistiques Canada, 2016).
« Les personnes immigrantes installées au Québec sont celles qui rencontrent le plus d’obstacles pour trouver un emploi qui correspond à leur niveau de compétences … »
En 2013, la Commission des droits de la personne de l’Ontario a émis un avis et publié un guide où elle affirme qu’exiger une expérience canadienne peut être considéré comme de la discrimination fondée sur la couleur de peau et l’origine ethnique. De son côté, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec a montré en 2012 qu’à compétences égales (incluant la maîtrise du français), quelqu’un avec un nom à consonance canadienne-française a au moins 60 % plus de probabilité d’être contacté pour une entrevue d’embauche que quelqu’un avec un nom à consonance africaine, arabe ou latino-américaine. Ces obstacles contreviennent au droit à l’égalité et à la possibilité des personnes immigrantes de développer leur plein potentiel; ils constituent des injustices sociales flagrantes.
Comment les conseillers en développement de carrière peuvent-ils aider ces personnes immigrantes à atteindre leurs objectifs?
Tout d’abord, connaître et comprendre ces réalités est une nécessité incontournable lorsqu’on accompagne les personnes immigrantes. Ensuite, il est important d’en tenir compte et de faire preuve d’empathie sociale, c’est-à-dire d’une empathie consciente des inégalités créées par les diverses formes de discrimination.
Le conseiller en développement de carrière peut d’abord accepter l’expression des émotions suscitées par le vécu de ces injustices et se positionner comme un allié de la personne qu’il accompagne, lorsqu’elle fait face à ces obstacles. Ceci l’amène à concevoir son rôle d’une manière qui inclut un volet d’éducation et de défense des droits. Ainsi, certains conseillers peuvent accompagner les personnes immigrantes dans leurs démarches auprès de la Commission des droits de la personne ou d’autres organismes de défense des droits. D’autres peuvent aider au transfert de compétences en faisant un important travail de recherche avec les personnes pour éviter la déqualification. D’autres encore peuvent négocier avec les agents de Services Québec pour faciliter l’accès à des formations. Lorsque les professionnels ont besoin d’un permis délivré par un ordre professionnel pour exercer leur profession, ils peuvent proposer un accompagnement personnalisé.
Au Québec, les professionnels du développement de carrière qui travaillent auprès des personnes immigrantes intègrent peu les enjeux de discrimination et les inégalités sociales qui en résultent dans leur pratique. Plusieurs se concentrent uniquement sur le choix professionnel ou l’acquisition des méthodes de recherche d’emploi; trop peu intègrent des approches axées sur la justice sociale (Patton, et McMahon, 2021).
Ceci dit, malgré les obstacles décrits précédemment, plusieurs personnes immigrantes réussissent tout de même à occuper des postes qui correspondent à leurs niveaux de qualifications et de compétences. On qualifie leur parcours de « parcours de combattant », puisqu’il est parsemé d’embûches et d’obstacles difficiles à surmonter. Bien connaitre les éléments facilitant le parcours des professionnels immigrants permettrait aux conseillers d’adapter leur accompagnement pour faciliter l’atteinte de leurs objectifs professionnels. Ceci pourrait notamment être influencé par l’état d’esprit des professionnels immigrants eux-mêmes.
Le rôle de l’état d’esprit
Carol Dweck, scientifique rattachée à l’université Harvard et auteure du livre Mindset, the new psychology of success (2016), suggère qu’il y a essentiellement deux types d’état d’esprit :
- L’état d’esprit fixe consiste à croire que l’intelligence ou les talents sont stables. Certains les possèdent et d’autres pas.
- L’état d’esprit de développement consiste à croire que l’intelligence et les talents peuvent toujours être développés, à travers l’effort, la motivation et le soutien des autres.
Les personnes ayant un état d’esprit de développement réussiraient mieux à atteindre leurs objectifs à travers leurs efforts et leur persévérance dans les difficultés. Pour elles, pas question de s’arrêter devant des échecs. Tout est une occasion d’apprentissage.
A travers l’exemple du parcours professionnel de Mehdi et de Vivien, on peut entrevoir comment l’état d’esprit interagit avec les obstacles systémiques et le rôle possible des conseillers en développement de carrière dans ce contexte.
Mehdi était conseiller d’orientation au Maroc et avait aussi travaillé comme enseignant de mathématiques. La profession de conseiller d’orientation étant réglementée au Québec, il ne pouvait donc pas y accéder facilement. À son arrivée au Québec, il entend parler du certificat en développement de carrière et s’y inscrit. En parallèle, il envoie sa candidature comme conseiller en emploi à plusieurs endroits, en vain. Après avoir terminé son certificat, il cherche du travail dans son domaine mais ne trouve rien. Pendant trois ans, il accepte de petits boulots : dépanneurs, stations d’essence, etc. Dans cette situation difficile, Mehdi doit s’accrocher pour garder le moral et éviter de se décourager. Puis, grâce à une suggestion du conseiller qui supervise son stage, Mehdi choisit de devenir enseignant de mathématiques dans le Nord québécois. Il demeure cinq ans dans ce poste et durant ce temps, il obtient son permis d’enseigner. En réfléchissant à son parcours, Mehdi reconnait qu’il a fait plusieurs fois l’expérience de la discrimination mais qu’il a aussi rencontré des gens formidables qui l’ont aidé à développer sa carrière.
Originaire de Chine, Vivien a vécu 10 années en France où elle enseignait les mathématiques. À cette époque, elle voulait déjà changer de profession. À son arrivée au Québec, elle cherche du travail un peu partout mais ne trouve rien. Elle consulte un premier conseiller en emploi très directif, ce qu’elle n’apprécie pas. La deuxième conseillère lui suggère de chercher un travail plutôt que de retourner aux études. Vivien décide tout de même de s’inscrire à une maîtrise en statistiques, qu’elle complète en quatre ans car elle doit s’occuper de ses deux enfants en bas âge. Dès lors, elle trouve un travail dans son domaine. Vivien considère que sa conseillère en emploi l’a beaucoup aidée (même si elle n’a pas écouté ses conseils), car elle l’a beaucoup encouragée et a valorisé ses compétences. Cela lui a permis d’avoir confiance en elle, malgré les refus essuyés.
Le bref résumé du parcours de ces deux professionnels immigrants offre quelques pistes sur l’interaction entre l’état d’esprit et les obstacles systémiques ainsi que le rôle significatif joué par les conseillers en développement de carrière. On peut observer, dans le cas de Mehdi, qu’un conseiller a reconnu ses compétences en tant qu’enseignant au Maroc et lui a suggéré de chercher un emploi équivalent, en s’appuyant sur sa connaissance du marché du travail. La conseillère de Vivien a aussi reconnu ses compétences, même si celle-ci a choisi plutôt de changer d’orientation.
Les parcours de Mehdi et de Vivien montrent aussi comment plusieurs personnes immigrantes redoublent d’efforts et sont prêtes à bien des adaptations pour atteindre leurs objectifs et ce, en dépit des obstacles rencontrés. A première vue, leur état d’esprit s’apparente davantage à un état d’esprit de développement qu’à un état d’esprit fixe. Ainsi, l’accompagnement des conseillers en emploi, lorsqu’il est adapté et tient compte de leurs réalités, peut les aider à conserver cet état d’esprit, plus propice au développement de leur carrière qu’un état d’esprit fixe. Il s’agit donc pour les professionnels du développement de carrière de mieux comprendre les obstacles vécus par les professionnels immigrants et les facteurs facilitants, dont l’état d’esprit, pour mieux les aider à atteindre des objectifs professionnels qui correspondent à leur niveau de qualification et de compétence.
Anna Maria Zaidman est Coach de carrière, formatrice ainsi que Consultante à l’Institut de recherche pour l’intégration professionnelle des immigrants. Chargée de cours en éducation et formation des adultes et candidate au doctorat, elle s’intéresse au développement de l’empathie chez les conseillers en emploi qui accompagnent les personnes immigrantes et racisées. Elle cumule aussi plusieurs années d’expérience à titre de conseillère en emploi et formatrice auprès des professionnels formés à l’étranger.
Références
Dweck, C. S. (20016). Mindset: The new psychology of success. New York: New York Ballantine Books.
Institut du Québec (2016). Plus diplômés, mais sans emploi. Comparer Montréal : le paradoxe de l’immigration montréalaise. Rapport de recherche. https://institutduquebec.ca/wp-content/uploads/2021/02/201612-IDQ-Plusdiplomes.pdf
Institut de la statistique du Québec (2021). État du marché du travail au Québec, bilan de l’année 2020. https://statistique.quebec.ca/fr/fichier/etat-du-marche-du-travail-au-quebec-bilan-de-lannee-2020.pdf.
Patton, W., & McMahon, M. (2021). Theories of Career Development: Social Justice, Culture, and Context. In Career Development and Systems Theory (pp. 262-329). Brill.
Statistiques Canada (2016). Tableau 43-10-0047-01, Revenu des immigrants selon la région du monde, Québec, inactif. DOI : https://doi.org/10.25318/4310004701-fra