Par Jacques Limoges

Note: Ce texte est un abrégé d’un texte plus long écrit par Jacques Limoges qu’il rendra public ultérieurement.

Lors d’un échange impromptu avec mon grand ami Boutinet sur les legs professionnels en milieu universitaire1, celui-ci coupa court en disant quelque chose comme : « Dans ce milieu de tels legs sont impensables, l’égo des protagonistes y étant trop élevé ». Il est vrai qu’en termes de gros égos, les scientifico-universitaires suivent de très près les artistes! Et pour bien marteler son propos, mon noble interlocuteur prit comme exemple Piaget, ce prolifique professeur-chercheur suisse mort en 1980 qui : « n’a pas eu de relève (formelle) ce qui fait que, 30 ans plus tard, ses travaux sont, à toute fin pratique, tombés dans l’oubli».

Or, sur cette problématique de legs, le cognitivo-développementaliste que je suis a une vision plus nuancée quoique je suis d’accord avec mon besson2 sur le fait qu’en milieu universitaire les disciples, dauphines et dauphins sont extrêmement rares ou de courtes vies. Très vite la relève pressentie ou désignée veut s’affirmer, prendre sa place, faire sa marque, être du temps ou de son temps, apporter du nouveau, bref faire à son tour son plein d’égo. Mais une analyse développementaliste permet d’identifier dans ce processus de transmission au moins trois phénomènes que je résumerai par les mots-concepts : jachère, résurgence et mutation.

Jachère

En agriculture ce terme fait référence à une période, généralement d’une année, ou la terre n’est pas cultivée pour permettre la reconstruction de sa fertilité. Quelques fois, on y sème un « activeur » de cette reconstruction, essentiellement un produit aux antipodes nutritionnels de celui qui y était cultivé. Par ailleurs, pour permettre à un sol de pleinement retrouver son état biologique, soit d’éliminer tout produit chimique (engrais, fertilisants et herbicides), il faut jusqu’à cinq ans pour compléter ce cycle.

Poursuivant sur cette notion de cycle, il y a lieu de mentionner qu’en sociopsychologie la majorité des développementalistes parle de stades d’environ sept ans et quand il s’agit de legs professionnels, mon expérience m’amène à dire que ce cycle peut prendre deux fois plus de temps si ce processus de legs n’est pas structuré et accompagné.

On peut déplorer cette jachère quant aux legs professionnels, c’est-à-dire quant au processus de transmission des savoirs ou encore voir cette période d’intériorisation comme nécessaire, voire comme incontournable, pour éviter les doublons, les duplicatas, les clonages, le pareil au même (more of the same) et surtout pour éliminer tout l’égo excédentaire. Cet arrêt permet également de décontexualiser l’apport du « Légueur » afin de le rendre plus universel et davantage résistant au temps et à l’espace, occasionnant ainsi des mutations et des résurgences. Cependant, si la jachère se prolonge, là la forêt va progressivement reprendre le dessus et, ici, les savoirs en question devenir vraiment périmés et obsolètes.

Mutations

Ces mutations se manifestent souvent par une terminologie nouvelle, plus adaptée ou davantage compréhensible, plus d’actualité ou plus à la mode. Ainsi, comme le soulignait récemment Lhotellier (2010) le terme (relation d’) aide a fait place à accompagnement quoique visiblement les deux s’alimentent abondamment de non directivité rogérienne. Par ailleurs, le terme « codéveloppement » est actuellement privilégié à « entraide » même si épistémologiquement ce sont des synonymes. Idem quant à coaching et guidance.

Parfois, cette jachère correspond à une étape où l’héritage potentiel est broyé dans le creuset scientifique ou expérimental ou encore fait l’objet d’une greffe voire d’un métissage. Ainsi dans les années 80, Perls et sa Gestalt thérapie avaient été quelque peu mis au rancard, accusés d’être trop superficiels. Or, depuis une quinzaine d’années, ils reviennent en force grâce à une démarche de « freudisation » (Hycner et Jacobs, 1995) ou, plus récemment, grâce à un rapprochement avec la neuroscience (Delisle, 1998). Mais l’exemple par excellence de métissage est sans contredit la psychologie corporelle intégrée (PCI) mise au point par l’éclectique Rosenberg (1986) qui emprunte ostensiblement aux Freud, Reich, Jung, Perls et Winnicott.

Résurgences

Ce qui bloque ou retient un legs professionnel –c’est-à-dire qui le remplace tout au moins provisoirement– est le plus souvent son opposé comme mentionné plus haut lorsqu’il est question de reconstituer la fertilité d’un sol !  Freud et ses refoulements de toutes sortes furent suivis de Skinner qui n’avait d’attention que pour le visible et Jung avec son inconscient collectif a fait place à Erickson tout centré sur l’identité personnelle consciente.

Par ailleurs, de telles résurgences ou réapparitions d’un héritage peuvent se faire ailleurs dans le monde ou dans une autre langue comme en fait foi les quelques exemples suivants tirés de développementalistes que je connais davantage. Et comme je me revendique de ce courant, j’y apporterai mon propre exemple.

Mon exemple3

« Si tu rencontres Bouddha, tue-le » tel est mon leitmotiv! Cependant, je n’ai aucune gêne à reconnaître que mon propre legs professionnel comprend de nombreux emprunts, quelques recadrages et plusieurs métissages et que, par rapport à certains de mes prédécesseurs, je ne suis en quelque sorte que le relai. Ainsi à l’aube de ma carrière universitaire, j’ai présenté en toute innocence une application carriérologique du modèle interactionniste de Nuttin devant Nuttin lui-même et fus par la suite très ému et très choyé lorsque celui-ci, devant ce même auditoire, valida la justesse de mon exercice qui, évidemment, comportait quelques mutations. Par ailleurs, à quelques reprises dans ses circulaires, Loevinger me présenta comme son représentant officiel auprès de la francophonie. Enfin, il est indéniable que mon legs professionnel reprend presque intégralement le concept de « tendance actualisante » de Rogers de même que tout le système fond-forme de la Gestalt. Quant à ma vision interactionniste, elle descend en droite ligne de l’École de Palo Alto et de la lignée de Bateson.

Je crois aussi avoir occasionné quelques mutations à des apports de prédécesseurs voire de contemporains. Je le fis sur deux plans, la forme et le fond. Étant un visuel insatiable et un pédagogue né, je cherche toujours à rendre les choses plus concrètes et plus compréhensibles. D’ailleurs, je me plais de plus en plus à me définir comme vulgarisateur. Alors, côté forme, je la soigne en utilisant par exemple des schémas, des croquis et surtout des métaphores. Ainsi, grâce à mes bons soins, la théorie de Nuttin a pris la forme d’un cœur, celle de Selman emprunte une panoplie de voitures et les jets de Boutinet servent à mouler un entonnoir ! Côté fond, j’admets avoir sciemment fait muter quelques théories qui risquaient une jachère prolongée. Alors, la contribution d’Erickson s’est enrichie d’un volet vocationnel, celle de Selman n’est plus restreinte à l’enfance et l’univers vocationnel de Riverin-Simard a subi plusieurs transformations : statuts et dimensions des planètes, introduction d’une double ellipse, etc.

Enfin je me reconnais –et dans mon entourage on valide cela– quelques contributions « savantes », surtout appliquées quoique, pour certaines de ces contributions, je peux associer le nom d’un plus ancien qui a eu une influence certaine, soit avant, pendant ou après : les phases du chômage (Kubler-Ross, Illich), les retombées du travail (Freud), le modèle Trèfle chanceux (Azrin), la technique du Double axe (Hansen), le paradigme du maintien professionnel (Finley, Bridges).

À mon tour d’entrer en jachère pour, si la vie me le permet, voir quelques résurgences. D’ailleurs, en fait, tout indique que ceci est déjà commencé…

Conclusion

Ce ne sont évidemment que quelques exemples sans plus! Mais c’est ainsi que Doyon, son équipe et moi-même comprenons et traitons le legs professionnel. Référant aux trois mots-concepts, le Cercle le legs professionnel active et, de ce fait, réduit significativement le temps de jachère, entre autres en travaillant sur les opposés. Ainsi, la fertilisation revient plus rapidement.

De plus, le Cercle de legs amène le Légueur potentiel à aiguiller avec tac et pertinence –c’est-à-dire sans excès d’égo– d’éventuelles mutations de son legs professionnel. Cela peut se faire de multiples façons par exemple en ciblant sa relève, du moins son profil, ou devenant mentor auprès de celle-ci.

Conséquemment, le Cercle de legs donne au Légueur éventuel l’opportunité de s’étonner face à des résurgences actuelles ou éventuelles.

Merci à mon ami Boutinet de m’avoir permis d’étayer cette autre vision du legs en milieu universitaire. En revanche, et c’est tout en ton honneur, je mentionne que lors de cet échange tu étais tout à fait d’accord sur l’urgente nécessité de ritualiser tout départ à la retraite, y compris en milieu universitaire.

 

1 Milieu déclencheur de cette réflexion mais celle-ci s’applique à tout autre milieu de travail.
2 Besson pour jumeau du fait que Jean-Pierre et moi sommes natifs à peu près de la même date.
3 Depuis quelque temps, on me presse pour que je fasse à mon tour mon legs professionnel. J’ai opté de répondre à cette demande sympathique et légitime  par de courts anecdotes ici et là  comme ici.


Références

Bandura, A. (1977). Social Learning theory, Englewood Cliffs, Prentice-Hall.

Delisle, G. (1998). La relation d’objet en Gestalt thérapie, Montréal, Éditions du reflet.

Hycner, R. et Jacobs, L (1995). La relation de guérison en Gestalt-thérapie. Highland, The Gestalt journal press.

Lhotellier, A. (2010). « Tenir conseil. Du déni au défit, quel devenir ? » Conférence. Le Mans, cio de Nantes.

Limoges, J. et Hébert, R. (1988). Le développement en tête, Sherbrooke, Éditions du CRP.

Rosenberg, (1986). Le corps, le soi et l’âme, Montréal, Québec-Amérique.

Tardif, J. (1999). Pour un enseignement stratégique, Montréal, Logique.

Vandernplas-Holper, C. (1987). Le développement psychologique à l’âge adulte et pendant la vieillesse, Paris, PUF.


Jacques Limoges, c.o., est professeur associé au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke.