Par David Baril

Pour les intervenants et intervenantes en développement de carrière, l’autoréflexion contribue sans contredit au maintien d’une pratique professionnelle saine. Si cette pratique renvoie généralement à une analyse pluridimensionnelle de l’expérience subjective, elle porte rarement sur l’influence du social dans notre manière d’intervenir. Pourtant, notre vision du monde et du développement de carrière, laquelle est issue d’une société ayant sa propre culture et sa propre histoire, a un effet certain sur notre manière de concevoir les problèmes d’orientation et d’y répondre. Pour la chercheuse Lisa Flores, l’intervention en développement de carrière en Amérique du Nord s’est construite historiquement autour de six grands principes rattachés à ce qu’elle nomme l’eurocentrisme. Si ces principes étaient appropriés dans une économie donnée (fordisme) et auprès d’une population donnée (caucasiens de la classe moyenne), les mobiliser aujourd’hui peut induire des biais dans notre manière d’intervenir. En voici une brève synthèse.

L’universalité

Il s’agit de cette idée selon laquelle les théories et les interventions en développement de carrière s’appliquent de manière universelle aux différents individus, indépendamment de leur genre, de leur nationalité ou de leur classe sociale. Ce principe suppose aussi que tous les groupes sociaux ont la même conception de la carrière.

L’individualisme

Selon ce principe, l’individu est entièrement maître de ses propres choix et il façonne sa destinée. L’accent est mis sur l’individu (intérêts, valeurs, aptitudes), mais très peu sur son contexte de vie et son entourage. Par exemple, l’adolescent doit en venir à faire un choix de carrière de manière autonome, libéré de l’influence familiale.

L’aisance financière

On suppose que les individus ont les moyens financiers pour poursuivre leur développement de carrière, en oubliant que derrière chaque choix de carrière se cache un coût financier. Pour les individus en situation de précarité, l’impossibilité de réaliser un choix de carrière en concordance avec leurs intérêts, valeurs et aptitudes peut constituer une forme de violence symbolique.

La méritocratie

Ce principe repose sur la croyance que les emplois les plus prestigieux et les mieux rémunérés dépendent directement du mérite et de l’effort, sans tenir compte du fait que de nombreux facteurs non méritocratiques œuvrent comme des leviers et des freins au développement de carrière (ex. : discrimination, scolarité et revenus des parents, situation de handicap).

La centralité du travail

D’après ce principe, les individus développent leur identité et s’actualisent essentiellement par le travail. Pourtant, que ce soit par choix ou par contrainte, le travail constitue pour plusieurs un élément en périphérie de leur identité. Pensons aux individus qui redoutent le travail en raison d’expériences négatives fortes (ex. : racisme, sexisme, homophobie, classisme).

La carrière comme processus linéaire, progressif et rationnel

Ce principe se fonde sur les vestiges des théories de carrière dites développementales. La carrière est conçue comme un processus linéaire et progressif, ponctué d’étapes prévisibles qui doivent être résolues de manière rationnelle. Or, de nos jours, la plus grande fluidité du marché de l’emploi effrite cet idéal d’une carrière teintée par la linéarité et la progressivité. Au contraire, celle-ci est de moins en moins accessible au plus grand nombre. Les changements de carrière, tout comme les retours en formation, tendent à s’accentuer tout au long de la vie.

David Baril, M.Sc., c.o., est actuellement candidat au doctorat en éducation de l’Université de Sherbrooke. Il y enseigne depuis 2016 le cours Phénomènes sociaux et orientation. Ses intérêts de recherche portent sur les normes sociales, les rapports au travail et les adultes peu scolarisés. En 2013, il décroche le Prix Wilfrid-Éthier de l’Ordre des conseillers et conseillères d’orientation du Québec.

Pour une lecture approfondie de l’eurocentrisme

Flores, L. Y. (2014). Empowering life choices : Career counseling in the contexts of race and class. In N. C. Gysbers, M. J. Heppner et J. A. Johnston (dir.), Career counseling : Holism, diversity, and strengths (p. 51-77). Alexandria, VA : American Counseling Association.