Ma conception sociorelationnelle du counseling de carrière
par Marie-Soleil Poiré et Louis Cournoyer
Introduction
Cet article comporte deux parties. De façon non exhaustive, la première expose des sources d’inspiration pour moi à l’égard de différentes approches en counseling de carrière. Chacune admet l’importance du rôle de l’environnement social de la personne comme un facteur d’influence significatif sur les démarches de prise de décision relatives à la carrière. La deuxième expose la conception séquentielle et générale que j’ai d’une démarche de counseling de carrière au regard de ces approches.
L’interinfluence en counseling de carrière
Les approches constructivistes permettent de bien saisir les constructions de sens de la personne au travers d’interactions avec son environnement. À cet égard, les travaux de Piaget (1970) sur l’action du jeu chez les enfants circonscrivent la construction de la pensée logique au travers d’interactions avec autrui. Tout au long de son parcours de vie, la personne est façonnée par sa manière d’assimiler et d’organiser les informations du monde qui l’entoure et l’habite. Ces informations sont mises en relation de manière à alimenter des opérations visant à construire du sens, par rapport à soi, aux autres, au monde. Tel que le soulignent Young et Collin (2003), les émotions sont également construites par interaction individu-environnement au sein de temporalités du passé, du présent et du futur.
L’environnement social joue un rôle d’influence tout aussi important au sein des travaux sur l’apprentissage social et le sentiment d’efficacité personnelle (SEP) de Bandura (1977). Les réussites passées, les expériences d’apprentissage vicariantes, les états internes et les capacités de persuasion verbale participent à la construction des croyances d’efficacité de la personne. Cela influence le choix, la performance et la persévérance de cette dernière. De la même manière, les travaux de Krumboltz (1996) relativement à l’apprentissage social en contexte de prise de décision et de counseling de carrière reconnaissent l’importance des contextes sociaux au sein desquels la personne évolue tout au long de sa vie. Ainsi, le counseling de carrière vise à augmenter la satisfaction de vie au travail des personnes au travers d’une aide facilitant l’apprentissage d’habiletés, d’intérêts, de croyances, de valeurs, d’habitudes de travail et de qualités personnelles (Mitchell et Krumboltz, 1996).
Les travaux de Krumboltz et ses collègues (1999) sur la planification de l’imprévu (planned happenstance) permettent de relativiser la notion d’indécision et d’incertitude à l’égard de l’avenir professionnel comme passage obligatoire pour l’acquisition de capacités à gérer les transitions de carrière avec sagesse et ouverture d’esprit. Par conséquent, le conseiller d’orientation doit favoriser le développement de capacités d’adaptation aux changements au sein d’un environnement et d’un marché du travail perçus comme espaces d’opportunités et d’imprévus inévitables, voire souhaitables.
Enfin, la thérapie des schémas de Young et Klosko (2005) considère que les stratégies d’adaptation dysfonctionnelles des personnes s’expliqueraient par la qualité des réponses relatives à la satisfaction de besoins affectifs fondamentaux durant l’enfance et l’adolescence. Notamment, la mise en place de mécanismes d’adaptation lors des expériences précoces d’interaction avec la mère et le père ou encore d’autres personnes proches et significatives est à la base des stratégies cognitives, affectives et comportementales adoptées dans la vie en général. À des fins d’orientation, l’identification des schémas et des styles d’adaptation du client peut permettre de conceptualiser la situation de la personne, ainsi que de mieux comprendre les causes, les manifestations et les effets possibles du fonctionnement psychologique de la personne. Également, cela procure l’occasion au professionnel d’observer l’interaction dynamique de ses propres schémas lorsque mis en relation avec ceux de son client.
Les trois approches présentées considèrent la personne en tant que produit de l’interaction dynamique individu-environnement. Elles permettent de retrouver les causes d’expériences subjectives et intersubjectives dysfonctionnelles, ainsi que de comprendre les processus cognitifs et comportementaux participant à la formation de généralisations, de croyances ou d’anticipation de la personne à l’égard de sa carrière.
Figure 1. Articulation d’une démarche de counseling de carrière
La figure 1 est une synthèse non exhaustive de ma conception interactionniste et dynamique d’un processus de prise de décision carriérologique. Ainsi, l’interaction entre le soi (le client et moi-même) et l’environnement (le contexte auquel nous sommes liés) exerce une influence continue et réciproque sur les apprentissages de la personne, ce qui produit un système unique de constructions personnelles à la fois multidimensionnelles (fonctionnement psychologique, ressources personnelles, conditions du milieu) et pluritemporelles (passé-présent-futur).
L’interinfluence au sein d’une démarche de counseling de carrière
Avant même de rencontrer un client, il est nécessaire de s’assurer d’être dans un état d’esprit de tolérance et d’écoute active. Si des tâches me préoccupent, je les note et les range au tiroir, tout comme les dossiers suivants. Également, je prépare l’espace d’interaction : mouchoirs à disposition, téléphone éteint, feuilles et crayons dans l’éventualité où j’amènerais le client à dessiner ou écrire. Ensuite, je rejoins le client en salle pour l’accueillir et amorcer la relation. Il s’agit de m’approcher de la personne avec un ton doux et jovial, personnalisé et souriant. Cette authenticité contribue selon moi à une première impression respectueuse auprès du client. Puis, je lui serre la main (me donnant une première idée de son confort) et me présente, l’invitant à me suivre.
Une fois installés, je m’informe de comment il va. En cherchant à déterminer ses motifs de consultation, je lui demande ce qui explique sa présence. En fonction du contexte professionnel, cela me donne une première évaluation de la nature du besoin du client. Je l’amène subséquemment à me faire part des causes, des conséquences ou des manifestations problématiques pour lui. Cela donne un aperçu de son expérience subjective et intersubjective face à son problème sur le plan du fonctionnement psychologique, des ressources personnelles et des conditions du milieu.
Une fois que j’ai bien cerné ce qui, à ce moment du processus, pourrait être l’énoncé subjectif de cette personne, je lui en fais part tout en cherchant à m’adapter à son mode de fonctionnement. Je m’assure de demander au client de me préciser s’il s’agit bien là de sa difficulté. Lorsque cela est établi, l’alliance de travail avec ce dernier se bonifie. Cela me permet de lui demander ce qu’il souhaite retirer de nos rencontres. En tenant compte de sa réponse, je lui précise la nature de mon rôle, la manière dont notre interaction se déroulera et lui explique qu’il y aura possiblement des exercices à faire entre les rencontres. Nos rôles respectifs étant établis d’un commun accord, je reviens à son énoncé subjectif. Nous déterminons ensemble un objectif et la manière dont nous allons travailler. Avant de signer le consentement éclairé, je m’assure qu’il ait bien saisi la nature de la démarche, soit globalement de l’amener à faire une exploration à propos de son présent, lié à son passé et à son futur.
Suite à cela, nous amorçons l’exploration plus approfondie des conditions du milieu, de ses ressources personnelles et de son fonctionnement psychologique. Des questions exploratoires, des reflets empathiques et des résumés faciliteront l’établissement d’une relation de confiance. Mon cadre de référence tient compte de Young et de Bandura. Tout au long du processus, je suis attentive aux comportements, aux cognitions et aux émotions qu’il démontre et à celles qu’il me provoque, ainsi qu’à l’interaction qui en découle. Nous examinons les différentes expériences de vie qui apparaissent significatives pour le client. Ces explorations bonifient ainsi la compréhension du client de sa situation et, ultimement, sa mobilisation dans l’action. Je m’ajuste au rythme et je veille à guider le processus de changement. Chaque rencontre implique une réévaluation de la situation de la personne.
Au fil de l’exploration, mon évaluation m’amène à comprendre ce qui freine la mobilisation du client. Saisir le fonctionnement psychologique du client au regard d’un cadre de référence conceptuel rigoureux me permet de fournir une rétroaction constructive de la compréhension de la situation. Il est primordial de laisser au client suffisamment d’espace de réflexion pour établir de nouveaux liens. La confrontation empathique, l’interprétation, l’immédiateté et/ou l’autodévoilement contribuent à aider le client à y parvenir.
Finalement, le client en arrive à une compréhension nouvelle de sa situation. Il est alors possible d’opérer un changement et en conséquence, de le mettre en action. Je l’accompagne dans sa prise de décision et fournis des informations utiles d’un point de vue professionnel. Cette décision prise, l’élaboration du plan d’action débute. J’accompagne le client dans une démarche éclairée tenant compte aussi bien de ses forces que de ses limites personnelles et environnementales. Tout au long du processus, Krumboltz m’est utile pour développer la capacité du client à s’ajuster aux imprévus.
Ainsi, au-delà de ce processus, le client peut développer une capacité transférable à d’autres contextes. Je fais alors appel à plusieurs stratégies d’intervention. Si le client démontre un sentiment d’efficacité personnelle faible, je fais appel à ses réussites passées et à ses ressources personnelles pour lui permettre de les actualiser au présent et d’ainsi pouvoir se projeter positivement dans l’avenir (Bandura, 1977). Qu’il se perçoive de manière ajustée ou non à l’égard de ses capacités, qu’il soit en surévaluation ou en sous-évaluation de ces dernières (Poulin, 2010), cela permet de m’assurer que la décision se base sur une évaluation juste de ce qu’il peut entreprendre. Une autre stratégie incontournable d’intervention de type développemental et préventif est celle de l’apprentissage expérientiel selon Krumboltz. Ainsi, des exercices dans le milieu pour lequel le client se projette m’apparaissent essentiels. Cela peut influencer la perception du client et peut augmenter sa motivation. Lors d’interventions ciblées de nature curative, celles qui me rejoignent davantage sont d’approches cognitivo-comportementales. La restructuration et la répétition cognitive, puis les jeux de rôles sont utiles pour modifier les cognitions du client (Bujold et Gingras, 2000). Cela permet de revoir ses croyances à l’égard de sa problématique et de l’accompagner vers un changement porteur.
Concernant la thérapie des schémas, je l’utilise pour mieux saisir le fonctionnement psychologique de la personne, pour toucher les émotions et mettre en place une prise de conscience mobilisatrice. Également, des interventions comportementales permettent de confronter les perceptions du client à l’environnement réel (Cournoyer, 2010) et d’évaluer l’apprentissage expérientiel selon Krumboltz.
Marie-Soleil Poiré est étudiante à la maîtrise en carriérologie à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM).
Louis Cournoyer c.o., Ph.D est professeur en counseling de carrière à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Conseiller d’orientation depuis 15 ans, il maintient une pratique professionnelle auprès de jeunes adultes et d’adultes, ainsi que d’accompagnement professionnel auprès des conseillers d’orientation et conseillers en développement de carrière.
Bibliographie
Bandura, A. (1977). “Self-efficacy: Toward a unifying theory of behavioral change”, Psychological Review, 84, p. 191-215.
Bujold, C., et Gingras, M. (2000). Choix professionnel et développement de carrière : théories et recherches. Boucherville : Gaëtan Morin éditeur.
Cournoyer, L. (2010). Théories et techniques avancées en counseling de carrière. Université du Québec à Montréal. Notes de cours CAR7700-10.
Mitchell, L.K. and Krumboltz, J.D. (1996). “Krumboltz’s learning theory of career choice and counseling”, D. Brown, L. Brooks, and Associates (Eds.), Career choice and development, p. 233-280.
Mitchell, K.E., Levin, Al.S., Krumboltz, J.D., (1999). “Planned happenstance: constructing unexpected career opportunities”. Journal of counseling and development, vol. 77, n◦2, p. 24-115, 1999.
Piaget, J., (1970). L’épistémologie génétique, Que sais-je, 6e édition, France, © Presse universitaires de France (PUF), 2005, 126 p.
Young, A.R. et Collin, A. (2003) “Introduction: Constructivism and social constructionism in the career field”, Journal of Vocational Behavior, 64 : 373-388. Recueil de texte CAR7700-10.
Young, J.E., Klosko, J.S., Weishaar, M.E. (2005). La thérapie des schémas. Approche cognitive des troubles de la personnalité, Groupe De Boeck, 564 p.
Poulin, D. et associées, (2010). Le bilan de compétences et le projet professionnel: des indissociables! Colloque 2010 de l’OCCOPPQ, 59 p.