Peut-on encore parler de gestion de carrière?
Par Dominique Clavier
Aujourd’hui le phénomène de l’or noir, qui a créé avec la première crise économique les vagues de demandeurs d’emploi surgissant de nulle part, se multiplie. Les imprévus de la globalisation des marchés, des subprimes, des changements technologiques, provoquent tour à tour des vagues toujours plus grandes de décroissance et leurs effets, la croissance des chiffres des demandeurs d’emploi. Comment se protéger? Comment conserver cet emploi que l’on a eu, parfois, tant de difficultés à obtenir? En travaillant deux fois plus que ses collègues? En étant disponible jour et nuit au service de son hiérarchique? En étant corvéable à merci?
Un mouvement s’observe actuellement dans les pays occidentaux et économiquement développés : certaines administrations considèrent de plus en plus qu’il est important de mettre aussi l’accent sur les personnes au travail, de leur apporter un service soutenu en gestion de carrière pour leur éviter les ruptures d’emploi, de favoriser le bien-être à la fois au travail et au sein des familles plutôt que de placer totalement l’énergie dans les personnes en grandes difficultés. Sans pour autant abandonner ces dernières, la réflexion se porte sur comment prévenir plutôt que guérir. Certes nous avons conçu et travaillé sur le Bilan de Compétences dans les années 80 et identifié précisément l’impact d’un projet professionnel en lien avec les motivations intrinsèques sur la réussite dans son emploi. Mais quels sont les outils dont nous disposons aujourd’hui et qu’en est-il du développement personnel des individus et de leur évolution? Celle-ci peut-elle toujours uniquement porter sur une évolution du statut? Du genre : « si vous rentrez dans notre organisation avec votre diplôme de . . . vous serez directeur du département « … » à 48 ans et à tel niveau avant de partir à la retraite ».
Peut-on parler de gestion de carrière ou plutôt de gérer sa carrière ou encore d’élaboration de projet de vie? De gestion de vie . . . La tendance aujourd’hui est de considérer la carrière comme un ensemble de composantes de la vie, plaçant le travail au centre de ces composantes : l’élément travail est en relation étroite avec la famille, les loisirs, les passions, les relations sociales, les actions de la vie sociale, etc…
L’expression « faire une belle carrière » revient à dire : bénéficier d’un travail valorisant pour l’intéressé et valorisé par la société, vivre une vie de famille, participer à la vie sociale de son environnement et développer des intérêts personnels.
Aujourd’hui, l’évolution, le changement, c’est la norme…
Une nécessité vitale pour les organisations et leurs collaborateurs. Les changements sont permanents.
Ce qui force en permanence les dirigeants à valider leur stratégie et à repositionner leur organisation.
Ce qui oblige les collaborateurs de l’entreprise à s’interroger de façon régulière sur leur positionnement et à remettre périodiquement en cause leur projet de vie au travail.
Le mouvement qui ne semble pas réversible actuellement, c’est de passer d’une culture de production à une relation complexe avec les clients qu’il faut écouter. Une nécessité vitale pour les organisations: Se rapprocher de ses clients, les écouter … (et pour y parvenir, écouter ses collaborateurs!).
C’est aussi le plus dur à vivre pour les personnes au travail!
Par exemple: passer d’une fonction de production ou de back office à la vente d’un nouveau produit ou du suivi de clients. Ce n’est pas évident. Cela met souvent en œuvre des intérêts professionnels opposés. Cela signifie souvent de passer:
- d’un statut d’opérateur, qui générait une certaine sécurité, à une situation de prise de risques de la compétence ;
- d’une relation rassurante à un objet de production clairement défini, aux exigences de personnes en attente d’écoute de ses besoins et de services.
Le secret de la réussite pour les organisations ? Répondre aux exigences nouvelles:
- des situations,
- des contextes,
- des clients.
Ce qui nécessite un «alignement» :
- des produits,
- de la culture,
- des compétences.
Et :
- d’utiliser le potentiel de chacun,
- d’aider à produire du sens dans le travail,
- de créer un sentiment d’efficacité collective.
… Alors, on parle de plus en plus:
- des entreprises qui réussissent et où les gens ont du plaisir à vivre ;
- du bien-être au travail comme un droit pour chacun et plus uniquement de recherche de satisfaction au travail ;
- des craintes des responsables des ressources humaines face aux exigences non réalistes ;
- de la gestion de carrière dans les entreprises comme une compensation, voire un alibi, face aux problématiques de changement des organisations.
Les changements sont permanents
Les évolutions forcent en permanence les dirigeants à valider leur stratégie et à repositionner leur organisation. Ce qui oblige les collaborateurs de l’entreprise à s’interroger de façon régulière sur leur positionnement et à remettre périodiquement en cause leur projet de vie au travail.
Chaque entité, salariés ou organisation, est confrontée à des problématiques pour lesquelles elle n’est pas encore véritablement outillée.
Ce contexte mouvant pèse de plus en plus sur la position de chaque salarié :
- On le souhaite adaptable, voire malléable à souhait et capable de prendre en main son devenir pour participer à la pérennité de l’entreprise.
- Coincé entre le pouvoir hiérarchique et l’obligation de bouger, ses choix sont souvent forcés par son contexte ou par sa hiérarchie, peu soutenus par la réflexion, reposant fréquemment sur les seuls critères de sécurité ou de salaire.
- Il est beaucoup plus facile de parler de trajectoire, c’est-à-dire de compétences et d’adaptation des savoir-faire que de réfléchir en terme d’avenir satisfaisant et d’évolution dans l’entreprise.
Le salarié va, en conséquence, tenter de définir cette trajectoire, qu’elle soit montante ou à l’horizontale. Sur quels critères va-t-il la construire?
De quels outils dispose-t-il aujourd’hui ? Voici un rappel :
86,5 % des personnes ayant un projet professionnel sont en situation de réussite
85,5 % des personnes n’ayant pas un projet professionnel sont en situation d’échec
Le projet de vie au travail le plus pertinent face aux besoins et aux exigences de l’entreprise : « Un projet professionnel pour un projet d’entreprise »1. La carrière des salariés, leurs choix ne dépendent pas que d’eux, mais aussi du contexte de travail et des stratégies en ressources humaines mises en place par la direction de l’entreprise.
Une étude focalisée sur les stratégies de carrière utilisées par les salariés nous a fourni des indicateurs sur ce qui favorise la réussite professionnelle. 8547 personnes volontaires ont permis une première validation. Cette étude a pris en compte l’âge du répondant et un certain nombre de facteurs liés aux différents stades d’évolution de la carrière.
Et pour l’organisation quels sont les moyens disponibles?
Il existe d’excellents outils qui permettent d’élaborer des stratégies de développement à partir :
- de l’analyse de la performance,
- des compétences acquises,
- de l’évolution des valeurs,
- des points de carrière.
Bien que présentant un grand intérêt sur le plan individuel, il est difficile pour l’entreprise d’utiliser cette démarche de façon pertinente. Son reproche : ne pas suffisamment nourrir la réflexion en matière de gestion des ressources humaines. Elle fournit généralement les points forts du salarié et ce qui étaye son projet professionnel. Il manque cependant:
- des informations sur la dynamique du collaborateur,
- l’impact du type de management sur son efficacité quotidienne et son développement,
- ses types d’interactions avec son environnement professionnel, culturel, économique,
- la façon dont il interagit avec ses pairs, sa hiérarchie, ses sources d’informations.
Ce qui pose la question de la responsabilité de la gestion de carrière
À qui revient la responsabilité de la gestion de carrière des individus dans les organisations?
Si la réponse est « l’entreprise », en partant de l’analyse de ses besoins futurs et de ses mesures de performance ou de l’observation des comportements, nous phagocytons toute capacité d’autodétermination chez les personnes concernées. Dans ce cas, elles ne peuvent qu’accepter ou refuser avec tout ce que cela comporte comme risques. Autant pour elles que pour l’entreprise. Dans une récente enquête où nous posions la question suivante : «Qu’est-ce qui peut être le plus menaçant pour vous dans votre travail?», une des réponses les plus marquantes fut : «que l’on décide à ma place quel sera mon avenir dans l’organisation».
Un autre type de réponse est «l’individu». Mais est-ce réellement à lui de porter tout le poids de la situation? Par exemple, en cas d’obsolescence, l’entreprise n’a-t-elle pas, elle aussi, sa part de responsabilité ? Son manager l’a-t-il aidé à progresser? À se développer? À s’adapter aux nouvelles situations?
L’individu doit prendre ses responsabilités en faisant des choix, mais nous ne devons pas oublier qu’il est en interaction avec son hiérarchique, ses collègues, le management, l’outil de production, les clients de l’organisation, la culture du métier, la culture de l’entreprise, elle-même en interaction avec l’évolution économique et sociale.
Pour que celui-ci accepte de prendre des risques et s’engage pleinement dans l’action, dans cet ensemble systémique où chaque composante interagit et influence les autres parties, il y a des conditions que nous estimerons obligatoires. Notamment ce que nos travaux, visant à identifier l’ensemble des facteurs qui influencent la gestion de sa carrière dans l’entreprise, ont permis de mettre en évidence. L’un des plus importants facteurs identifiés : La confiance dans l’avenir dans l’entreprise. Dix indicateurs favorisent le facteur «Confiance dans l’avenir» comme le présente le tableau ci-dessous. Sans cette confiance, il semble difficile de prendre le risque d’un engagement.
La recherche a permis d’identifier 36 facteurs qui facilitent une carrière satisfaisante pour l’individu. Nous entendons par « Satisfaisante » : répondant aux valeurs, aux intérêts et aux choix de vie de la personne et correspondant aux besoins de l’entreprise. Les deux sont indissociables pour répondre à la dynamique de l’entreprise et au bien-être au travail du salarié.
Dans cette perspective, la démarche du conseiller, pour être efficace, demandera une approche contextuelle rigoureuse et une attention accrue sur chaque élément du contexte, chaque indicateur.
1 D. Clavier Ed. Entreprise Moderne d’Edition 1987
Dominique Clavier, psychologue du travail, psychologue clinicien et chercheur, a réalisé depuis 30 ans de nombreux travaux et recherches sur les thèmes de la perte d’emploi, de l’insertion professionnelle et de la gestion de carrières et des freins face au changement, au Conservatoire des Arts et Métiers, à la faculté de Rouen et à l’Université de Sherbrooke (Canada), où il a enseigné.
Il a collaboré depuis 1980 avec l’ANPE et avec de nombreux gouvernements sur les politiques d’insertion professionnelle. Il connaît bien l’univers du conseil en ressources humaines et a dirigé la recherche du cabinet BPI. Les outils d’analyse qu’il a développés bénéficient de 15 années d’expérience au travers de 780 groupes de bilan et d’orientation et de 12 000 utilisateurs et de l’expertise de nombreux psychologues du travail, cliniciens et conseillers en orientation professionnelle.