Projet migratoire, relations sociales et orientation: quelques liens conceptuels
par Louis Cournoyer, Ph.D., c.o.
Chaque année, 15% des jeunes Québécois de 20-34 ans migrent d’une région administrative à une autre (Coté et Potvin, 2004); 88% d’entre eux ont moins de 24 ans (Gauthier et coll. 2006). Ils migrent le plus souvent pour poursuivre des études, travailler ou bien pour vivre leur vie (Cournoyer et coll. 2006). Pour les jeunes de régions plus éloignées des grands centres, ces départs ne constituent pas toujours un choix puisque les rares secteurs d’emploi, programmes et cycles d’études qu’on y retrouve les invitent à parcourir des centaines de kilomètres pour combler leurs aspirations scolaires et professionnelles. La migration ne doit pas être confondue avec l’exode (Gauthier, 1997). Elle ne relève pas tant du déterminisme économique que d’un phénomène de socialisation, de transformation identitaire et de transition marquant l’entrée dans l’âge adulte. De plus, la période allant de 17 à 23 ans constitue celle où les liens de sociabilité sont les plus nombreux et les plus variés dans la vie d’un individu (Bidart, Mounier et Pelissier, 2002). Peut-on alors considérer la migration comme un phénomène également « relationnel » ? Et quels liens peut-on faire avec les pratiques en orientation professionnelle ?
Migration et transformations des pratiques de sociabilité
Quitter son milieu d’origine suggère le détachement de liens proches, sources de sécurité, de support affectif et d’appartenance culturelle, mais possiblement l’inverse aussi. Se « reterritorialiser » peut également amener la déstabilisation de repères fonctionnels et identitaires (Assogba et Fréchette, 2004). Cela peut être difficile pour certains, mais constituer pour d’autres une véritable libération, ainsi qu’une quête d’ouverture vers des perspectives, des possibilités, des ressources et des expériences nouvelles. C’est également l’occasion d’établir des liens avec d’autres individus possiblement différents, avec qui l’on peut apprendre à être soi, autrement.
Les études constituent l’espace le plus important de la sociabilité des jeunes. Cet espace temporel procure un accès facilité à une masse importante d’individus traversant les mêmes situations de choix, de relations, d’aspirations et de projets variés. Comparativement aux migrants pour études, ceux qui le font pour le travail développent un réseau de sociabilité moindre en nombre et plus varié au plan des lieux de fréquentation et de caractéristiques personnelles de ses membres (Cournoyer et Deschenaux, à paraître). L’entrée sur le marché du travail s’associe souvent à la perte massive de relations, dont nombre d’entre elles reposaient fortement, sinon essentiellement sur le contexte vie scolaire (Bidart et Lavenu, 2005).
Migrer en trois phases
À partir d’une recension d’écrits, Cournoyer et Deschenaux (à paraître) ont conceptualisé le processus migratoire en trois phases.
1. Phase de l’intention.
L’intention migratoire est souvent plurielle: besoins, vulnérabilités, rêves de vie, rapports à la famille, sentiment d’appartenance au milieu, aspirations scolaires et professionnelles (Assogba et Fréchette, 1997). Elle relève grandement de la qualité des rapports entretenus à soi et aux autres dans son milieu d’origine et ceux projetés dans un nouvel environnement de vie.
2. Phase de l’installation.
En s’installant dans un nouveau milieu, le migrant se dépose, là où ses repères d’origine entrent en rupture avec ceux à construire ailleurs, avec soi, avec les autres, avec ce nouveau monde. Les habiletés relationnelles et adaptatives peuvent influencer grandement ce passage, ainsi que la capacité de gérer la tension de tri bilatéral entre relations d’origine et relations nouvelles. Fréchette et coll. (2004) notent d’ailleurs qu’une stratégie courante des migrants est de s’unir avec ceux du milieu d’origine, sinon ceux qui vivent le même type d’expérience. Quoi qu’il en soit, un « noyau dur » de relations parentales et amicales résiste généralement aux mobilités (Mercier et coll. 2002).
Selon Paré (1997), l’installation serait facilitée par l’engagement au sein de pratiques de sociabilité telles les loisirs, le sport, l’art ou l’éducation. Cela aurait pour effet de satisfaire des besoins psychologiques, physiques et mentaux, ainsi que de faciliter l’établissement de relations saines avec autrui. Pour Bidart (1997), les jeunes plus scolarisés s’avèrent de plus grands «consommateurs» de sociabilité et auraient plus de facilité à nouer des relations sociales. Lorsque l’établissement de nouveaux repères s’avère difficile, les risques de discontinuité et d’insécurité face à son expérience peuvent favoriser la considération d’un retour à son milieu d’origine. Une stratégie alternative de « téléphonie de substitution » (Mercier et coll., 2002) peut également servir au migrant désorienté à compenser ces difficultés relationnelles.
3. Phase de l’intégration.
L’intégration d’un milieu d’accueil suggère l’assimilation et l’accommodation de ses conditions et de ses caractéristiques au regard de sa propre cohérence. La recherche d’une identité « autonome » chez les jeunes migrants s’intègre justement à la possibilité d’exister en relation avec différents lieux.
Il est certain que les jeunes cherchent à affirmer leur autonomie, mais ils cherchent à le faire en s’appuyant sur des réseaux comme la famille et les amis qui interagissent comme lieux de médiation des rapports individu-société dans une culture donnée. (Girard et coll., 2004, p.132-133).
Migrer pour travailler / Migrer pour étudier
À partir des travaux d’une équipe de chercheurs associés au Groupe de recherche sur la migration des jeunes (Gauthier et coll., 2006), Cournoyer et Deschenaux (à paraître) ont examiné plus spécifiquement les liens possibles entre la migration et les pratiques de sociabilité.
- La migration interrégionale n’est pas souvent un saut vers l’inconnu. Plusieurs jeunes ont déjà séjourné dans le milieu d’accueil avant de migrer où habitaient déjà quelques relations familiales étendues et amicales. Ces relations permettent d’atténuer les risques d’isolement social.
- Le milieu scolaire est plus propice à l’établissement rapide d’un réseau de sociabilité en raison de la proximité et des caractéristiques homophiles de ses membres.
- Les migrants pour travail ont des réseaux de sociabilité plus petits, mais plus étendus et diversifiés au plan des caractéristiques de ses membres et des lieux de fréquentation.
- Certaines pratiques de sociabilité semblent communes: s’installer avec des « colocs » et s’intégrer en vivant seul ou en couple; maintenir des liens fréquents avec la famille et les amis d’origine à l’installation; passé de liens majoritairement d’origine à l’installation vers des liens s’associant davantage au milieu d’accueil à l’intégration; pratiquer des activités sociales et sportives comme stratégie d’intégration sociale.
- En filigrane, la migration interrégionale pour études ou pour travail peut être influencée par la qualité des relations et les difficultés familiales; les difficultés personnelles et familiales; les représentations du milieu d’origine (qualité de vie, avenir, place aux jeunes); la volonté d’acquérir des compétences pour les ramener en région; se détacher des relations d’origine pour vivre sa vie.
Plus longtemps le jeune demeure dans la région d’accueil, plus il intègre des relations sociales, ainsi qu’il traverse des seuils de vie importants (mise en couple, parentalité, accès à la propriété, développement professionnel) qui peuvent grandement influencer la décision de retourner dans sa région d’origine.
Migration et orientation professionnelle
L’orientation professionnelle est de plus en plus pensée en terme de projet (Botteman, 2005). Puisque la migration s’avère plus populaire que jamais chez les jeunes, et puisqu’elle réfère, elle aussi, à une démarche de construction de sens (Boutinet, 2004), le migrant s’avère un « être en projet ». Le projet migratoire se construit au travers d’expériences de transformation identitaire, d’apprentissages et de processus cognitifs en interaction avec le milieu et les différents contextes de vie (Patton et McMahon, 1999). Considérant l’importance des relations sociales à cette période de vie, il y a tout lieu de les incorporer au sein d’une analyse de projet migratoire.
Accompagner un jeune migrant dans l’exploration et la compréhension de la dynamique de ses ressources et de ses limites personnelles et environnementales (Lecomte et Savard, 2004) de même qu’à prendre davantage en compte l’expérience subjective et intersubjective relative au projet migratoire. Que l’on intervienne en phase d’intention avec un jeune qui songe à quitter sa région pour réaliser ses aspirations scolaires et professionnelles, en phase d’installation pour l’aider à mieux comprendre les émotions qui l’habitent et développer des stratégies d’insertion sociale, scolaire et professionnelle ou encore à la phase d’intégration pour examiner avec lui l’idée de repartir à nouveau ou encore de retourner vivre dans sa région, l’intervention sur la construction d’un projet d’adaptation au changement ne peut véritablement s’opérer sans prendre en compte le contexte important des relations sociales.
Références bibliographiques
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Louis Cournoyer est conseiller d’orientation, chargé de cours à l’Université de Sherbrooke et à l’Université du Québec à Montréal, ainsi que professionnel de recherche pour l’Équipe de recherche sur les transitions et l’apprentissage (ÉRTA). Ses intérêts de recherche portent sur la construction du projet professionnel, les relations sociales, les réseaux sociaux, la persévérance aux études, ainsi que la migration des jeunes.