Par Andy Dimitri VEILLEUX, c.o., doctorant en sciences de l’orientation

« L’essence du travail d’écoute avec une autre personne consiste à être une personne vivante et présente. Et heureusement, parce que si nous devions absolument nous montrer intelligents, ou bons, ou mûrs, ou encore pleins de sagesse, nous aurions probablement quelque difficulté. Mais tout cela n’est pas ce qui importe. Ce qui importe, c’est d’être un être humain avec un autre être humain, de reconnaître en l’autre un être différent et présent… » (Gendlin, 2007, p. 32)

Dans un processus de soutien ou d’accompagnement, le travail d’écoute est d’une grande importance. À vrai dire, l’écoute favorise une prise de contact avec l’autre. Toutefois, lorsque l’autre représente la diversité et la différence, est-ce que nous l’écoutons dans tout ce qu’il est ?

D’année en année, sous mes yeux, défilent un nombre croissant de livres et d’articles suggérant que nous sommes loin d’être une paire d’oreilles ouverte, empathique et acceptante devant la diversité et la différence. Ces écrits (dont Arthur, & Collins, 2005; Lee, 2007; Muran, 2007) évoquent l’importance, voire l’urgence, de tenir compte de la multiplicité des appartenances identitaires des personnes pour être en mesure de les aider dans la globalité de ce qu’elles sont. Cela serait en effet de toute importance dans la création d’un climat de confiance et l’établissement d’une relation d’aide.

« Être entendu […] [c]’est se sentir exister, pris en compte, considéré » écrivait récemment Randin (2008, p. 74). Hélas, par mes travaux de recherche et d’intervention, je suis porté à croire que ce ne sont pas tous les individus ou groupes sociaux qui sont entendus. Il semble en fait que les pratiques de counseling et de psychothérapie s’appuieraient encore sur des modèles théoriques se fondant sur la « white middle-class culture » (Greene, 2007), c’est-à-dire le modèle social dominant, celui des hommes blancs, masculins, hétérosexuels, d’âge moyen et plutôt en bonne santé physique. Selon Tourette-Turgis (1996), cela « tend à promouvoir l’expression et les besoins d’un client virtuel qui n’est pas précisément celui qui manifeste le plus sa souffrance » (p. 114). D’ailleurs, nombre de personnes conseillères et psychothérapeutes s’appuieraient sur leur épistémologie bien intégrée qui tend à associer curabilité et normativité, préférant aborder la personne par le biais de catégories et d’oppositions (homme/femme, masculin/féminin, orientation hétérosexuelle/homosexuelle) plutôt que s’ouvrir à la (re)connaissance de l’autre dans son ambigüité et sa complexité. La présomption de l’hétérosexualité ou l’ignorance de l’orientation sexuelle reflètent ainsi une homogénéité propre à ce modèle social dominant.

Plusieurs questions méritent d’être posées. Dans notre pratique, adressons-nous ou évitons-nous la question de l’orientation sexuelle ? Comment le faisons-nous, si c’est le cas ? Ou comment expliquons-nous nos difficultés à composer avec la diversité sexuelle ? Sommes-nous plus ou moins sensibles aux indices (ex.: dans la gestuelle ou la tenue vestimentaire) qui brouillent l’alignement du sexe, du genre et de l’orientation (c.-à-d. l’homme masculin hétérosexuel ou la femme féminine hétérosexuelle), requis par la matrice hétérosexuelle dominante ?

Puisque les personnes d’orientation homosexuelle ou bisexuelle sont de plus en plus nombreuses à se reconnaître et à vouloir être reconnues comme telles, c’est un phénomène envers lequel les personnes conseillères et psychothérapeutes ne peuvent plus être indifférentes. Ne pas parler de quelque chose, ou éviter de le faire, démontre qu’il ne vaut pas la peine de s’attarder à ces personnes qui peuvent non seulement souffrir de circonstances qui leur sont propres (ex.: une homophobie intériorisée), mais surtout des systèmes oppressifs propres à la société (ex.: l’hétérocentrisme et l’hétéronormativité).

Bien que nous trouvons de plus en plus d’écrits s’intéressant à ce qui est vécu par les personnes qui représentent la diversité sexuelle et la différence (Banks, 2003; Julien, & Chartrand, 2003; Mallinckrodt, 2009; Phillips et al., 2003), la spécificité de leur orientation professionnelle reste méconnue. Pourtant, des données recueillies à partir d’études de cas et d’observations cliniques (Etringer, Hillerbrand, & Hetherington, 1990; Milburn, 1993; Prince, 1995) suggèrent notamment que la trajectoire et les aspirations professionnelles des personnes d’orientation homosexuelle semblent être influencées par leur acceptation et leur affirmation de leur homosexualité. Selon Boatwright et al. (1996), les personnes d’orientation homosexuelle semblent vivre une période qui ressemblerait à une adolescence décalée lorsqu’elles s’affichent comme telles. Le plus intéressant, elles auraient la perception que le processus d’acceptation et d’affirmation de leur homosexualité ait ralenti leur scolarisation postsecondaire, qu’il ait nuit à leur avancement professionnel et qu’il ait fait bifurquer leur trajectoire professionnelle. Or, ces enjeux semblent rarement ou pas du tout traités par les conseillers, les conseillères et psychothérapeutes dans un contexte où ils ne se sentent pas prêts à travailler de façon compétente avec ces personnes en raison d’une formation universitaire jugée insatisfaisante (Alderson, 2004).

Dans un processus de soutien ou d’accompagnement auprès des personnes qui représentent la diversité sexuelle et la différence, Shannon et Woods (1991) proposent alors de les écouter entre autres sur leurs choix de carrière (satisfaction et bien-être en milieu de travail, planification de carrière, etc.), les autres facteurs influençant leur identité (statut socioéconomique, appartenances ethnoculturelle et religieuse), le milieu où elles habitent (métropole, petite ville ou village), leur vie amoureuse, leur rapport au corps et au vieillissement, le VIH.

Certes, le travail d’écoute ne peut s’accomplir sans que nous utilisions nos expériences, nos valeurs, nos idées, et surtout, sans que nous soyons influencés par notre compréhension du monde (ex. : que signifie, pour nous, être un homme et une femme ?). Nous sommes des personnes avant de faire figure de conseillers, de conseillères et de psychothérapeutes et c’est justement pourquoi il nous est difficile d’entendre la différence et d’écouter la diversité.

Je vous invite donc, personnes conseillères et psychothérapeutes, à réfléchir profondément à votre compréhension du monde, sûrement fondée sur la logique réductrice du modèle social dominant. Nous devons questionner les croyances et les comportements systémiques qui prévalent encore dans la société occidentale et qui perpétuent l’ostracisme et l’oppression. Saint-Exupéry (1943) a écrit : « Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. » (p. 31). Il importe plus que jamais de reconnaître et de valoriser la complexité et la multiplicité d’être au monde.

Affilié à titre de doctorant en sciences de l’orientation au Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie au travail à l’Université Laval, Andy Dimitri Veilleux effectue de la recherche concernant les questions d’intersubjectivité, de genres et d’orientations sexuelles. Il enseigne de plus les Théories du counseling à l’Université Laval.

Références

Alderson, K. G. (2004). A different kind of outing: training counsellors to work with sexual minority clients. Canadian Journal of Counselling, 38(3), 193-210.

Arthur, N., & Collins, S. (Eds). (2005). Culture-infused counselling: Celebrating the Canadian mosaic. Calgary, AB : Counselling Concepts.

Banks, C. (2003). The cost of homophobia: Literature review on the human impact of homophobia in Canada. Saskatoon, SK : Gay and Lesbian Health Services of Saskatoon.

Boatwright, K. J., Gilbert, M. S., Forrest, L., & Ketzenberger, K. (1996). Impact of identity development upon career trajectory: Listening to the voices of lesbian women. Journal of Vocational Behavior, 48, 210-228.

Etringer, B. D., Hillerbrand, E., & Hetherington, C. (1990). The influence of sexual orientation on career decision-making: A research note. Journal of Homosexuality, 19(4), 103-111.

Gendlin, E. (2007). Ce qui est primordial, c’est la présence humaine (N. Rudigoz, trad.). Approche centrée sur la personne, 2(6), 32-33.

Greene, B. (2007). How difference makes a difference. In J. C. MURAN (Ed.), Dialogues on difference. Studies of diversity in the therapeutic relationship (pp. 47-63). Washington, DC : American Psychological Association.

Julien, D., & Chartrand, É. (2003). Recension des études utilisant un échantillon probabiliste sur la santé des personnes gaies, lesbiennes et bisexuelles. Psychologie canadienne, 46(4), 235-250.

Lee, C. C. (Ed.). (2007). Counseling for social justice. Alexandria, VA : American Counseling Association.

Mallinckrodt, B. (2009). Advances in research with sexual minority people: Introduction to the special issue. Journal of Counseling Psychology, 56(1), 1-4.

Milburn, L. (1993). Career issues of a gay man: Case of Allan. The Career Development Quarterly, 41(3), 195-196.

Muran, J. C. (Ed.). (2007). Dialogues on difference. Studies of diversity in the therapeutic relationship. Washington, DC : American Psychological Association.

Phillips, J. C., Ingram, K. M., Smith, N. G., & Mindes, E. J. (2003). Methodological and content review of lesbian, gay, and bisexual related articles in counseling journals: 1990-1999. The Counseling Psychologist, 31(1), 25-62.

Prince, J. P. (1995). Influences on the career development of gay men. The Career Development Quarterly, 44(2), 168-177.

Randin, J.-M. (2008). Qu’est-ce que l’écoute ? Des exigences d’une si puissante « petite chose ». Approche centrée sur la personne, 1(7), 71-78.

Saint-Exupéry, A. de. (1943). Lettre à un otage.

Shannon, J. W., & Woods, W. J. (1991). Affirmative psychotherapy for gay men. The Counseling Psychologist, 19(2), 197-215.

Tourette-Turgis, C. (1996). Le counseling : théorie et pratique (coll. Que sais-je ?). Paris : Presses Universitaires de France.