par Ilia Essopos

La société occidentale repose sur la rationalité, la logique hypothético-déductive et la dualité. L’intuition et la globalité, présentes dans la société orientale, nous sont presque étrangères comme mode d’appréhension des événements. Cette lecture de la réalité se reflète dans les théories de développement vocationnel. En effet, en orientation, les processus menant au choix, à la détermination d’une orientation sont, pour la plupart, linéaires. Les théories de Holland (1964, 1973) de Ginzberg, Ginsburg, Axelrad et Herma (1951), de Super (1953) et Tiedeman et O’Hara (1963), sont des exemples de théories linéaires et causales. D’autre part, certains auteurs, tels que Albert Bandura (1982), Miller (1983), Krumboltz (1998), Williams et al. (1998) et Mitchell, Levin et Krumboltz (1999), pour ne citer que ceux-là, semblent avoir emprunté la voie de la causalité, s’apparentant aux événements imprévus porteurs de sens. Les événements imprévus porteurs de sens font office de concept rassembleur et chapeautent les événements fortuits, la synchronicité, le hasard, la coïncidence, l’incident critique, le destin, le « happenstance », la sérendipité et l’opportunisme vocationnel. Quelles sont les retombées possibles en développement de carrière? L’intégration du traitement de ces phénomènes dans la pratique des conseillers d’orientation représente une voie d’avenir pour la profession.

Or, bien que des événements imprévus se produisent régulièrement dans la vie de chaque personne, tous ne sont pas enclins à les remarquer, à leur prêter attention et à leur donner une signification. En développement de carrière, beaucoup d’efforts sont faits pour restreindre les facteurs liés au hasard dans le parcours des gens. Toutefois, le hasard est inévitable et joue un rôle important dans les décisions de carrière. Ces décisions résultent d’une combinaison de planification et de hasard. Le « timing » et le contexte des événements fortuits par rapport au développement de l’individu sont cruciaux (Cabral et Salomone, 1990).

Conséquemment, les conseillers ont un rôle à jouer dans un modèle de counseling reconnaissant les influences du hasard dans le processus de décision vocationnel, que ce soit en qualité de « supportive coach » (Guindon et Hanna, 1998) ou en aidant les clients à apprendre à tolérer l’ambiguïté et à développer une attitude exploratoire (Blustein, 1997). À cet effet, la « Planned happenstance theory » propose d’aider les clients à développer des habiletés permettant de reconnaître, créer et employer les hasards signifiants comme opportunités de carrière, soit : la curiosité, la persistance, la flexibilité, l’optimisme et la prise de risques (Mitchell, Levin et Krumboltz, 1999). La restructuration cognitive aide également les clients à interpréter les événements de façon alternative. Ce recadrage permet d’envisager des interruptions non prévues comme des occasions d’apprentissage plutôt que comme des contrariétés à supporter. Les conseillers peuvent aider les clients à recentrer leurs buts afin d’en faciliter la progression, de même qu’en encourageant les clients à noter les événements imprévus et en les aidant à dresser un plan pour répondre aux opportunités (Mitchell, Levin et Krumboltz, 1998). Discuter des hasards signifiants, réaliser des exercices explorant les variables en jeu lors des prises de décision des dernières années (dont les hasards signifiants et les rencontres fortuites) peut également servir de tremplin (Miller, 1983).

En terminant, cette facilité à implanter des décisions apportées par les événements imprévus porteurs de sens pourrait guider les gens vers de nouvelles avenues (Guindon et Hanna, 2002). Après tout, la chance favorise les esprits préparés, comme le disait Louis Pasteur.


Ilia Essopos est conseillère d’orientation en pratique privée, membre de l’Ordre des conseillers et conseillères d’orientation du Québec. Elle est également chargée de cours à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal, où elle enseigne dans les programmes de développement de carrière et d’enseignement en formation professionnelle et technique. Elle y a d’ailleurs été lauréate du Prix d’excellence en enseignement 2011, volet chargé(e) de cours. En qualité de doctorante, elle rédige une thèse portant sur le maintien et le changement de programme au collégial en fonction de la structure identitaire. De plus, pour l’OCCOQ, elle a rédigé des capsules d’information sur l’importance de la reconnaissance, du soutien, de l’écoute des parents sur l’orientation de leurs enfants et s’est investie comme recherchiste dans l’émission radio hebdomadaire Choisir sa vie.


Références:

Bandura, Albert (1982).« The Psychology of Chance Encounters and Life Paths », American Psychologist, vol. 37, no 7 (juillet), p. 747-755.

Blustein, D. L. (1997). « A context-rich perspective of career exploration across the life role », The Career Development Quarterly, no 45, p. 260-274.

Cabral, Albert C. et Paul R. Salomone (1990). « Chance and Careers : Normative Versus Contextual Development ». The Career Development Quarterly, vol. 39, no 1 (septembre), p. 5-17.

Guindon, Mary H. et Fred J. Hanna (2002). « Coincidence, Happenstance, Serendipity, Fate, or the Hand of God: Case Studies in Synchronicity », The Career Development Quarterly, vol. 50, no 3 (mars), p. 195-208.

Krumboltz, John D. (1998), « Serendipity Is Not Serendipitous », Journal of Counseling Psychology, vol. 45, no 4 (octobre), p. 390-392.

Miller, Mark J. (1983), « The Role of Happenstance in Career Choice ». The Vocational Guidance Quarterly, vol.32, no 1 (septembre), p.16-20.

Mitchell, Kathleen E., Al S. Levin et John D. Krumboltz (1999). « Planned Happenstance: Constructing Unexpected Career Opportunities ». Journal of Counseling and Development, vol. 77, no 2 (printemps), p. 115-124.

Nutt Williams, Elizabeth, Elvie Soeprapto, Kathy Like, Pegah Touradji, Shirley Hess et Clara E. Hill (1998), « Perceptions of Serendipity: Career Paths of Prominent Academic Women in Counseling Psychology », Journal of Counseling Psychology, vol. 45, no 4 (octobre), p. 379-389.