Mot de l’éditrice
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24 octobre, 2022La pandémie a incité les individus à réfléchir aux défis liés à leurs objectifs de carrière, à les accepter et à les surmonter
Geneviève Taylor, Kaspar Schattke et Ariane Sophie Marion-Jetten
Julien est un joueur de soccer professionnel canadien dont l’objectif de carrière est d’intégrer un club européen. Pendant la pandémie de COVID-19, il était constamment stressé de devoir s’isoler lorsqu’un co-équipier était malade et est devenu désenchanté de devoir jouer sans public. La situation est désormais revenue « à la normale » mais Julien n’a pas été performant et a souffert de blessures répétées. Il s’inquiète maintenant de ses performances et de son objectif de carrière. Il rumine souvent ses erreurs et se demande s’il devrait se désengager de son objectif ou non – il vit une impasse décisionnelle.
Qu’est-ce qu’une impasse décisionnelle?
Une impasse décisionnelle représente un conflit interne survenant lorsqu’on se demande s’il faut poursuivre ou abandonner un objectif (de carrière) important, pour lequel les difficultés se sont accumulées. Cette situation emmène des conséquences négatives importantes, telles qu’une détresse et une dépression accrues. Elle peut également rendre l’échec de l’objectif plus probable et conduit souvent à son abandon. Étant donné qu’un objectif de carrière détermine généralement une partie importante de l’identité d’une personne, il peut être déstabilisant de l’abandonner. Mais qu’en serait-il si le fait de traverser une impasse décisionnelle était exactement ce dont Julien avait besoin pour réorienter sa carrière afin de vivre une vie qui lui ressemble vraiment?
Nous en savons peu sur les conséquences positives à long-terme des impasses décisionnelles en contexte de carrière. Bien qu’elle soit certainement pénible, une impasse décisionnelle peut aussi représenter une « occasion en or » : l’occasion de réfléchir à ses objectifs de carrière, de laisser tomber ceux qui ne nous rendent plus heureux et de trouver des objectifs plus motivants et porteurs de sens. Toutefois, cela dépend de la manière dont nous gérons notre impasse décisionnelle, et c’est précisément ce avec quoi les professionnels du développement de carrière peuvent nous aider.
Les impasses décisionnelles selon le modèle du Rubicon
Les professionnels du développement de carrière rencontrent fréquemment des clients vivant une impasse décisionnelle, sans pour autant utiliser cette terminologie. Le modèle du Rubicon des phases d’action nous aide à comprendre les impasses décisionnelles et leurs problèmes en distinguant quatre phases de poursuite d’objectifs (voir figure 1).
Au cours de la phase prédécisionnelle, une personne réfléchit au caractère désirable et réalisable de ses différents souhaits. Avoir l’intention de concrétiser un souhait le transforme en objectif. À ce stade, nous avons « franchi le Rubicon », à l’image de Jules César qui avait littéralement traversé cette rivière pour conquérir Rome. Dans les phases préactionnelle et actionnelle, une personne planifie et exécute ses actions, respectivement, tout en ignorant les avantages et les inconvénients de sa décision et en se concentrant sur l’atteinte de son objectif. Dans la phase postactionnelle, elle réfléchit à son progrès, ou à son manque de progrès, en lien avec l’objectif.
Lors d’une impasse décisionnelle, on se met à osciller entre les phases prédécisionnelle et préactionnelle/actionnelle, ce qui empêche de poursuivre efficacement son objectif parce qu’on le remet en question au lieu d’y travailler. Par exemple, Julien commence à perdre des matchs et se demande s’il doit renoncer à ses ambitions européennes.
« Bien qu’elle soit certainement pénible, une impasse décisionnelle peut aussi représenter une occasion en or. »
Comment les professionnels du développement de carrière peuvent-ils utiliser le modèle Rubicon pour aider leurs clients à faire face à une impasse décisionnelle et à en profiter? Nos propres recherches suggèrent que la présence attentive (mindfulness) est liée à une réduction de l’intensité des impasses décisionnelles et peut aider les personnes à gérer une impasse actuelle. Nous proposons donc trois façons de transformer les impasses décisionnelles en occasions en or » pour sa carrière.
1. Réfléchir aux objectifs de carrière et accepter les impasses décisionnelles
Une impasse décisionnelle de carrière offre l’occasion de réajuster ses priorités par rapport à un objectif global. Il faudra à nouveau « franchir le Rubicon », soit en décidant de conserver et de réaffirmer l’objectif initial, avec des ajustements nécessaires, soit en l’abandonnant et en s’engageant dans un autre objectif. L’autocompassion, un des moyens d’accepter une impasse décisionnelle désagréable, comporte trois éléments :
- La bienveillance envers soi – être gentil envers soi-même après un échec.
- L’humanité commune – reconnaître que les expériences difficiles font partie de la condition humaine.
- La présence attentive – prêter attention à ses pensées, ses sensations et es émotions, dans le moment présent, en les acceptant et sans les juger.
Par exemple, nous pouvons aider Julien à prendre conscience de son anxiété et de ses pensées autocritiques, à être tendre envers lui-même parce qu’il a rencontré des obstacles imprévus, comme perdre des matchs, et à reconnaître que cela fait partie de son humanité. De cette façon, nous normalisons l’expérience d’une impasse décisionnelle et permettons à notre client d’accepter ses pensées et émotions difficiles sans les éviter ou se faire envahir par elles.
2. Se désengager ou ne pas se désengager? Telle est la question
Après avoir réfléchi à l’impasse décisionnelle et l’avoir accueillie comme une opportunité, nous pouvons aider le client à explorer explicitement s’il doit se désengager de son objectif. Tout d’abord, pourquoi la personne s’est-elle initialement engagée dans son objectif de carrière? Était-ce à cause d’une pression externe ou interne (raisons contrôlées), ou parce que c’était lié à ses valeurs et à ses intérêts (raisons autonomes)? Une personne ayant choisi un objectif de carrière pour des raisons plutôt contrôlées sera plus susceptible de vivre des impasses décisionnelles à l’avenir, de moins progresser vers son objectif et d’augmenter sa détresse. Si une personne traverse déjà une impasse décisionnelle pour un objectif contrôlé, il pourrait être temps de se désengager et de chercher un objectif plus autonome, lié plus fortement à ses valeurs/intérêts.
Deuxièmement, nous pouvons aider les clients à réfléchir à la possibilité d’atteindre son objectif et à son caractère désirable. Dans le cas de Julian, est-il encore possible d’accéder à une ligue européenne et cela vaut-il la peine de s’investir dans ce but?
Enfin, il faut évaluer les obstacles ayant déclenché l’impasse. Sont-ils surmontables? S’il s’agit d’un objectif souhaitable, atteignable et autonome, cela vaut-il la peine de continuer à travailler pour surmonter ces obstacles? Si oui, nous pouvons utiliser des outils tels que WOOP, qui nous aide à réfléchir à notre objectif, aux résultats souhaités, aux obstacles internes et au plan d’action pour les surmonter. Si l’objectif n’est pas souhaitable, réalisable et autonome, nous pouvons alors aider le client à s’en désengager, sur les plans cognitif, émotionnel et comportemental.
3. Se réengager suite à une impasse décisionnelle
Après s’être désengagé d’un objectif de carrière, le défi consiste à aider les clients à se réengager dans un objectif de carrière plus significatif, plus réalisable et plus enrichissant, et qui reflète leurs passions, intérêts et valeurs fondamentales. Ils peuvent y parvenir grâce à divers exercices que les conseillers d’orientation utilisent quotidiennement, tels que les inventaires d’intérêts, l’exploration des valeurs, les récits et la cartographie de l’espace de vie.
La pratique de la présence attentive serait un outil complémentaire que les clients peuvent utiliser pour prêter attention à ce qu’ils ressentent lorsqu’ils discutent de certains objectifs : se sentent-ils serrés dans la poitrine ou ouverts et détendus? Cela aiderait à identifier de nouveaux objectifs, bien qu’il soit important d’explorer d’abord la source de ces sentiments. Ces derniers pourraient aussi provenir de l’anxiété liée à l’incertitude ou à l’adoption d’un objectif très différent de ceux qu’ils ont l’habitude de choisir, plutôt que parce que ce n’est pas le « bon » objectif pour eux.
Enfin, les objectifs de carrière étant généralement déterminants pour l’identité, une autre idée consiste à aider les clients à se réengager dans un objectif connexe. Par exemple, Julien pourrait viser une carrière d’entraîneur dans un club européen si ses blessures ne lui permettent pas de faire une carrière de joueur à haut niveau.
Conclusion
Si une impasse décisionnelle reste une expérience désagréable, elle constitue aussi une occasion de réaligner ses priorités et ses objectifs professionnels. Pratiquer la présence attentive et l’autocompassion peut aider une personne à accepter une impasse décisionnelle au lieu de la combattre. Cela pourrait également l’aider à déterminer quel « Rubicon » franchir : celui qui réaffirme l’objectif initial ou celui qui se désengage et se réengage dans un nouvel objectif de carrière, tout en appliquant la sagesse que l’expérience de l’impasse lui a conférée. Sans la pandémie de COVID-19, beaucoup d’entre nous n’auraient jamais eu cette opportunité.
Geneviève Taylor, Ph.D., est professeure agrégée en counseling de carrière à l’Université du Québec à Montréal. Elle a obtenu une maîtrise en ressources humaines à la London School of Economics et un doctorat en psychologie clinique à l’université McGill. Ses recherches portent sur le rôle que jouent la présence attentive et l’autocompassion dans les processus motivationnels reliés à la carrière.
Originaire de Berlin, Kaspar Schattke a obtenu son doctorat de la Technische Universität München et est professeur agrégé en psychologie du travail et des organisations à l’ Université du Québec à Montréal. M. Schattke est également un formateur certifié en gestion et un consultant spécialisé en leadership et en motivation. Ses recherches portent sur le désengagement d’objectifs, la motivation au travail et l’écoblanchiment.
Ariane Sophie Marion-Jetten, PhD, est chercheuse postdoctorale à la faculté de psychologie et de sciences du mouvement de l’Universität Hamburg, en Allemagne. Ses recherches portent sur le rôle de la présence attentive et la cohérence entre les motifs implicites et explicites en lien avec l’autorégulation et la poursuite d’objectifs de carrière (entre autres).