par Chantale Beaucher, Ph.D.

Au cours de leurs dernières années de formation secondaire, les adolescents québécois sont appelés à formuler un projet devant orienter à la fois leurs choix de cours, leur choix de programme au professionnel ou au cégep ou décider d’une insertion à plus ou moins court terme du marché du travail. Soutenus par les divers intervenants du milieu scolaire, communautaire et par leur famille, les jeunes devraient avoir développé les outils pour effectuer des choix qui leur ressemblent et qui leur conviennent. L’approche orientante, dans laquelle évoluent désormais les jeunes Québécois, parmi d’autres bénéfices, devrait leur permettre d’être engagés dans un projet professionnel, une intention d’avenir suffisamment claire pour qu’elle soit porteuse de sens au quotidien.

Or, quiconque fréquente des adolescents de 15 ou 16 ans sait que, malgré les pressions, les encouragements ou l’accompagnement, c’est loin d’être la majorité des élèves qui est en mesure de formuler un projet professionnel. En fait, ce sont de 75% (Beaucher, 2004, OPCCOQ, 1995) à 85% (SRAM, 2001 in CSE, 2002) des élèves qui entrent en cinquième secondaire sans avoir une idée précise de ce qu’ils souhaitent faire plus tard. Évidemment, identifier un métier que l’on voudrait exercer est assez simple, être réellement auteur-acteur d’un projet et s’y engager, c’est une autre histoire ! Pourtant, la différence entre les deux situations (nommer un métier / s’engager dans un projet) est significative.

Pour bien établir une distinction entre un réel projet professionnel et ce qui s’en écarte à plus ou moins grande échelle, le concept d’aspirations professionnelles (Beaucher, 2001 ; Beaucher, 2004) est proposé. Ainsi, le projet professionnel est constitué d’un ensemble de représentations qui forment une image de ce que le sujet-acteur se fait de son avenir. Il se construit à partir d’une réflexion itérative entre le passé, le présent et le futur. Au plan opérationnel, le projet professionnel se distingue par la mise en œuvre de stratégies d’action qui permettent d’atteindre un but. Cette avancée progressive, souvent repensée, tient toutefois compte des obstacles et contraintes qui peuvent se présenter. L’aspiration, quant à elle, possède plus ou moins de points communs avec le projet, mais n’entre pas dans cette catégorie puisqu’elle présente des lacunes au plan de l’action ou des représentations des moyens à prendre pour atteindre le but fixé (Beaucher, 2001).

Confrontés au constat que les projets chez les jeunes ne touchent qu’une part d’entre eux et que la majorité est plutôt porteuse d’aspirations, les intervenants et les familles des jeunes pourraient en déduire qu’il faut à tout prix que les élèves du secondaire poursuivent leur quête identitaire, qu’ils renforcent leurs connaissances des métiers pour en arriver à formuler un « vrai » projet. Ceci serait pourtant renier la nature même de l’époque d’adolescence pendant laquelle le présent est beaucoup plus significatif et comporte une valeur nettement plus grande que l’avenir, qui d’ailleurs est souvent envisagé de façon très manichéenne : soit tout sera noir (les responsabilités, la « vieillesse », les obligations, l’ennui) soit tout sera blanc (la liberté, l’argent, la vie de couple ou de famille). Quel enseignant, quel parent, ne s’est jamais heurté à la question des jeunes « à quoi ça sert de savoir / de faire ça? », la réponse se trouvant alors trop souvent dans une éventuelle utilité trop lointaine pour devenir significative, trop déconnectée de la réalité du présent de l’élève (les amis, le sport, la musique, le permis de conduire) pour conjuguer au futur (Beaucher, 2004 ; Rivard, 1995). Il ressort pourtant de façon nette que l’apprentissage est facilité lorsque les apprenants sont en mesure d’en percevoir le sens (Avanzini, 1990; Croizier, 1993; Rivard, 1995) et lorsqu’il s’appuie sur un projet à réaliser (Arpin et Capra, 2001; Dumora, 1998). Ainsi, «le savoir n’acquiert réalité et efficacité que s’il est saisi par un sujet pour lequel il prend un sens» (De Léonardis, Laterrasse et Hermet, 2002 p. 42). Cette perte de sens peut provoquer un désintérêt pour l’apprentissage et peut même mener au décrochage :

Les décrocheurs, de quelque niveau scolaire qu’ils proviennent, éprouvent de toute évidence une indécision face à la carrière et face aux études. Ils ont « suivi le courant » jusque-là mais n’ont pas de projet d’avenir leur permettant de s’engager réellement dans un programme d’études qui a du sens à leurs yeux et pour lequel ils seraient prêts à faire face à des difficultés (OPCCOQ, 1995, p. 21).

Toutefois, c’est également à l’adolescence, particulièrement vers la fin de la scolarité secondaire, que les apprentissages devraient prendre tout leur sens puisque les jeunes sont alors engagés dans un processus d’orientation au terme duquel se concrétise la réalisation d’un projet professionnel. Cette projection dans l’avenir balise le quotidien scolaire des jeunes et leur permet de prendre le contrôle de leur présent (Charpentier, Collin et Scheurer, 1993) puisqu’ils sont en mesure de bien voir ce qui est important et utile pour eux en fonction du but qu’ils se sont fixé. C’est donc dans le cadre d’un projet professionnel que se concrétise le rapport que les jeunes entretiennent avec le savoir. Ce lien est susceptible de permettre au jeune de dégager du sens de ses apprentissages. Néanmoins, les choses ne semblent pas aussi évidentes, particulièrement pour les jeunes qui, pour diverses raisons, ne sont pas encore en mesure de formuler un projet professionnel au terme de leur secondaire et qui se situent plutôt dans une dynamique d’aspiration professionnelle.

Dans le même sens, moins les jeunes sont porteurs de projets professionnels précis, plus les apprentissages auxquels ils sont confrontés risquent de leur apparaître dénués de sens. La projection professionnelle donne du sens aux apprentissages puisque lorsqu’elle est présente, plus ou moins solidement, elle permet aux élèves de se mobiliser plus fortement dans leurs apprentissages qui deviennent plus significatifs. Le rapport au savoir des jeunes se modifie en ce sens qu’à l’importance accordée aux notes s’ajoute l’importance accordée aux apprentissages pour ce qu’ils ouvrent les portes nécessaires à la réalisation du projet professionnel.

C’est par le biais du concept de rapport au savoir qu’il est possible de dégager ce sens de l’apprentissage pour les élèves. Charlot, Bautier et Rochex (1992, p. 3) définissent le concept de rapport au savoir comme étant :

[…] l’ensemble (organisé) de relations qu’un sujet humain (donc singulier et social) entretient avec tout ce qui relève de « l’apprendre » et du savoir : objet, contenu de pensée, activité, relation interpersonnelle, lieu, personne, situation, occasion, obligation, etc., liés en quelque façon à l’apprendre et au savoir.

Le rapport au savoir, concept englobant, intégrateur et médiateur (Laterrasse, 2002), peut être situé comme le point de jonction vers lequel converge un ensemble de dimensions relatives à l’apprendre : rapport à soi-apprenant, aux autres et au monde. C’est la relation subjective et affective que chacun entretient avec l’apprentissage au sens large (bien que dans ce cadre précis, les savoirs scolaires attirent davantage l’attention), et dans laquelle le sujet est perçu comme « centre actif d’une production de sens» (Laterrasse, p. 8). C’est un « rapport subjectif à des contenus objectifs et aux pratiques pédagogiques qui les mettent en forme» (Jellab, 2001, p. 2). Ce rapport repose sur le sens que les sujets reconnaissent à leurs apprentissages, leur importance, leur utilité, leur intérêt. C’est ce sur quoi chaque sujet s’appuie pour répondre à la question « pourquoi apprendre? » ou « pourquoi ne pas apprendre? » puisque, comme le formule Jellab (2001), « apprendre suppose l’existence de mobiles» (p. 3). Ces mobiles mettent en relation le sujet et autrui : la famille, les enseignants et les pairs. L’auteur considère que les trois axes de relation avec autrui (élève/famille; élève/enseignants; élève/pairs) contribuent à rendre significatifs les savoirs enseignés. Ces rapports sont également mis en relations avec un rapport à l’avenir qui joue un rôle médiateur dans l’appropriation des savoirs (Jellab, 2001). C’est aussi un rapport intime entre un sujet et l’apprentissage parce qu’il dépend de la conjugaison de plusieurs dimensions propres à chacun, dont son histoire, son environnement, sa représentation de soi-apprenant, ses représentations des autres et du monde. Le rapport au savoir traduit la dynamique entre ces dimensions et le sujet et rend compte du sens que celui-ci attribue au savoir et à l’apprentissage (Charlot, 1997; Jellab, 2001). Par conséquent, connaître la nature du rapport au savoir des jeunes donnera des indices aux intervenants afin de soutenir les jeunes dans leur démarche de projet, laquelle confère du sens aux apprentissages, en les aidant à renforcer de façon positive la relation qu’ils entretiennent avec l’apprentissage.

Ces apports théoriques à la compréhension de la situation des jeunes ont permis de mettre en lumière que malgré tout, la situation des « hors-projet », les porteurs d’aspirations, n’est pas tragique pour autant. Il ressort de notre dernière recherche (Beaucher, 2004) que le projet, mais également certains types d’aspirations, accordent du sens à l’apprentissage, lequel se traduit dans le rapport au savoir des élèves. Par ailleurs, la recherche met en lumière le renforcement réciproque du rapport au savoir et de l’aspiration/projet de l’élève. À l’image d’une roue qui tourne, une aspiration ou un projet contribue à donner du sens à l’apprentissage, le rapport au savoir s’étoffe alors et renforce l’aspiration ou le projet et ainsi de suite, facilitant ainsi la mobilisation sur l’apprentissage, l’investissement dans le présent scolaire, lequel prend une valeur ajoutée parce qu’il est relié à un futur, certes flou, mais qui le tire tout de même vers l’avant.

Par conséquent, il convient de souligner l’importance d’accompagner – que ce soit par l’approche orientante ou autrement – le processus d’orientation des élèves afin qu’une intention d’avenir porteuse de sens contribue à redonner du sens à leur quotidien scolaire. Les retombées pour la motivation, la mobilisation sur l’apprentissage et la réussite deviennent ainsi évidentes et significatives pour les intervenants qui œuvrent auprès de ces jeunes.

Chantale Beaucher est docteure en éducation (UQAM, 2004) et professeure au département de pédagogie et rattachée aux programmes d’enseignement professionnel à l’Université de Sherbrooke. Madame Beaucher s’intéresse particulièrement aux concepts d’aspiration /projets professionnels et de rapport au savoir pour des populations d’élèves et d’enseignants de formation professionnelle.