par Diane Doyon, c.o. et Jacques Limoges, c.o.

Je lègue, je ne lègue pas, si je lègue : tout un travail! Voici quelques réponses témoins de l’expérience de membres d’un Cercle de legs:

« Je ne voyais pas comment je pouvais transmettre 30 ans de pratique. Maintenant je sais qu’il me suffit de transmettre ma vision et ma philosophie.»
« Au départ, je cherchais désespérément une relève bien spécifique. Maintenant, je sais que c’est envers un organisme tout entier.»
« Je cherchais mon legs professionnel dans ce que j’avais fait jusqu’ici. À ma grande surprise, ce legs restait à faire.»
« Je pensais me prévaloir d’une retraite anticipée. Je sors de ce Cercle engagé pour un nouveau mandat.»
« Personne n’est remplaçable disais-je à qui voulait m’entendre. Mon équipe m’a fait voir l’importance que je laisse des traces.»
« Si l’héritier n’est pas au rendez-vous, je ferai en sorte que mon legs puisse l’attendre.»

Mais avant d’aller plus loin, de quel legs s’agit-il?

Un legs professionnel

Il s’agit ici d’un legs professionnel, c’est-à-dire de ce qu’un travailleur veut, plus ou moins consciemment, laisser après son passage, en tout ou en partie, dans la vie active et productive, si minime que ce soit. Ce besoin de laisser des traces est décrit par Erikson (1968) comme un besoin de générativité. S’il n’est pas comblé, dit ce dernier, il prend la forme d’une stagnation au grand détriment de la personne et de son environnement. Freud (1974) va plus loin en associant ce besoin à un profond désir de se survivre et, plus encore, à une quête inavouée en vue de vaincre la mort. Or, contrairement au legs matériel ou économique qui, tôt ou tard, appauvrit le « légueur », le legs professionnel, ultimement, enrichit ce dernier. Ainsi, il s’avère être son leitmotiv pour se maintenir dynamique et mobilisé (hors de l’épuisement et de l’obsolescence), jusqu’au départ à la retraite et, ainsi, faire que ce troisième tiers de carrière soit porteur de vie.

Un accompagnement privilégié

Il s’agit d’une démarche qui se fait en Cercle afin de garantir un espace-temps de parole qui vise le développement de deux nouveaux savoirs, soit le savoir-rester et le savoir-partir. L’approche permet de faire, à travers le prisme d’un legs potentiel, une rétrospective de son parcours, une prospective pour un devenir porteur de vie, et un plan d’action pour boucler ce qui est à boucler et s’approprier sa trajectoire vie-travail. Plus de la moitié des séances (qui totalisent six ou sept rencontres de trois heures) sont structurées autour d’une question permettant de ficeler son legs professionnel. Chaque fois, les membres (entre six et douze) sont invités à venir faire l’annonce ou l’annonciation de leur legs professionnel tel qu’ils le conçoivent à cette étape de la démarche. Chaque fois, ces membres y reçoivent l’écho de leurs pairs, écho qui pousse à son paroxysme ce qu’il est convenu d’appeler la rétroaction. En fait, pour donner plus de puissance à cette rétroaction, quelques fois, elle est tronquée ou partiellement mise sous silence; d’autres fois, elle est singulière ou plurielle; d’autres fois encore elle est linéaire ou concentrique; quelque fois enfin elle est harmonique ou cacophonique! Alors le membre en question voit son énoncé s’épurer et s’enrichir par ces échos et miroirs de ses pairs. Ce membre n’a pas d’autres choix que d’aller par la suite peaufiner l’énoncé de son legs ou son énonciation en vue de le soumettre à nouveau. Cette méthode originale fut métaphoriquement qualifiée par Limoges (2005) de champenoise. Pour arriver à un tel élixir rempli de pureté et d’effervescence, le manipulateur tourne d’un quart de tour, chaque jour pendant plusieurs mois, sa bouteille pointant de plus en plus vers le bas. Ainsi, la levure issue du sucre ajouté, monte tout le long de la paroi supérieure et, du coup, libère celle-ci de toutes tâches et scories tout en portant vers le haut, donc tout au fond de la bouteille, les quelques bulles de gaz qui constitueront cette féérique et sonore effervescence.

Jusqu’à maintenant, nous n’avons trouvé de meilleure préparation à ces séances que les étapes et exercices proposés dans le vade-mecum « Pour un troisième tiers de carrière porteur de vie » (Limoges 2004). Jusqu’à maintenant, au-delà de l’entretien individuel en fin de démarche, nous n’avons trouvé meilleur suivi que la remise à l’animateur d’un rapport d’étonnement. Il s’agit, concrètement, de repérer dans ou autour de cette séance un élément qui nous étonne, si minime soit-il, de le décrire et de dire pourquoi il éveille cet étonnement.

Un incontournable pour les organisations et la société

Cette modalité d’accompagnement émerge d’un regard stratégique porté sur le monde du travail. Ainsi, le profil démographique caractérisé par le vieillissement de la main d’oeuvre, mais aussi par l’augmentation de l’âge fonctionnel (Lutz référé par Perreault, 2008), incite à une meilleure gestion des âges et des savoirs. De plus, l’état de santé dans les entreprises alerte les dirigeants à assumer leur part de responsabilité face à la qualité de vie au travail qui devient de plus en plus un facteur associé à la performance organisationnelle. Voilà quelques-uns des enjeux de la lecture de Doyon (2003) qui l’a amenée à proposer un modèle intégrateur d’apprentissage continu axé sur les relations, faisant place à la modalité du Cercle de legs. Le Cercle est inévitablement un vivier de mentors, de coachs et de tuteurs pour la relève. Il préserve le travailleur d’un départ prématuré alimenté par la vision d’une « liberté 55 » qui, à l’usage, s’avère une illusion pour plusieurs. Les membres d’un Cercle connectent avec leur liberté de choisir la direction et le sens qu’ils veulent donner à leur parcours, leurs passages et leur sorties. Il en résulte pour les organisations et la société, non seulement un appui auprès d’un important bassin de personnes qui assumeront pleinement leur propre gestion vie-travail, mais aussi un apport au mouvement croissant de gens soucieux de la génération légataire et de la nécessaire démocratisation des savoirs, voire des savoirs-sages favorables à la préservation d’une saine humanité.

Une expertise qui revient aux professionnels de l’orientation

Les professionnels de l’orientation sont généralement les témoins actifs et privilégiés de la naissance des projets professionnels des individus. Ils en sont aussi de plus en plus les guides et les repères dans la réalisation de ces projets, par exemple, en faisant la promotion de la gestion de carrière et en accompagnant cette gestion quand il s’agit de maintenir le cap ou de transiter. Alors, qui mieux qu’eux peuvent aider ces mêmes adultes à bien boucler ces projets professionnels et à faire leur legs professionnel, surtout lorsqu’il est question de bien maîtriser l’inévitable tension entre le savoir-rester et le savoir-partir ?

L’approche Cercle de legs©, une pratique professionnelle en émergence

Depuis l’avancé de ce concept par Doyon (2002), de ce coté-ci de l’Atlantique, nous avons organisé et animé une dizaine de Cercles interentreprises et, le plus souvent, en dehors des heures de travail. L’année 2007 a vu naître les premiers Cercles intraorganisationnels dont deux sur le temps de travail. Dans un avenir rapproché, nous souhaitons expérimenter des Cercles autour d’une profession en exploitant le récit de vie. De l’autre côté de l’Atlantique, la distance et les coûts obligent, nous misons sur la formation et sur l’encadrement d’une petite équipe d’animateurs d’expérience. En ce début d’année 2008, déjà un Cercle est en démarrage en Suisse, en France et en Belgique. En août prochain, à l’occasion du Congrès de l’Association internationale de psychologie du travail de langue française, un symposium est prévu et permettra de faire le point sur ces diverses pratiques.

 

Diane Doyon, c.o., est conseillère d’orientation professionnelle et praticienne d’expérience en gestion des ressources humaines.

Jacques Limoges, c.o., est professeur associé au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke.

Références :

DOYON, D. et LIMOGES, J. (2005). Le maintien professionnel selon les tiers de carrière, Communication Congrès de l’AIOSP : Lisbonne.

DOYON, D. et LEMIRE, Y. (2003). « Modèle d’apprentissage continu axé sur les relations ». Communication Congrès de l’AIOSP: Berne.

DOYON, D. LAMARCHE et L., LIMOGES, J. (2002). « Le maintien : un nouveau paradigme de gestion de carrière ». Actes de l’AIPTLF, Louvain-la-Neuve. ERIKSON, E. (1968). Adolescence et crise. Paris, Flammarion.

FREUD, S. (1974). Névrose, psychose et perversion. Paris : PUF.

LIMOGES, J. (2004). Pour un troisième tiers de carrière porteur de vie. Vade Mecum. Sherbrooke. GGC éditions.

PERREAULT, M. (2008) Vieux comme le monde, le vieillissement de la population est universel, selon une étude autrichienne. Article de La presse 26 janvier 2008.