par Jacques Limoges, c.o.

Depuis plus de 25 ans, comme chercheur et comme intervenant-formateur, je m’intéresse aux enjeux de l’insertion socioprofessionnelle, particulièrement à ce qu’il est convenu d’appeler la primo-insertion. Par cette expression, les auteurs cherchent à mettre l’accent sur la première insertion, celle qui répond, au moins minimalement, au bilan professionnel d’un individu, avec tous les compromis nobles que cela peut requérir, donc une insertion qui contribue au développement du Moi ou de l’égo. Friant des images, j’aime parler ici d’une insertion incarnante du fait qu’elle donne «chair» à l’individu dans ses interactions avec son environnement. Par cette expression, ces auteurs cherchent aussi à dissocier cette insertion professionnelle des petits boulots réalisés tout au long des études ou lors d’un décrochage puisque, dans la très grande majorité des cas, ils considèrent ces activités comme n’occasionnant pas de réels investissements de l’égo.

Depuis une décennie, contre toute prévision, nous assistons à un retour au plein emploi dans plus d’un secteur socioéconomique, ce qui fait qu’en employabilité et en carriérologie les préoccupations de l’heure portent intensivement sur la rétention et sur l’acculturation en emploi des travailleurs, en particulier des plus jeunes. Conséquemment, si depuis les «30 glorieuses» années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les efforts individuels et sociétaux étaient mis en amont de cette primo-insertion, aujourd’hui elles portent (ou devraient porter) davantage sur l’aval (Limoges, 2003; Watts, 2001). C’est pourquoi Emploi-Québec a fait de « l’accompagnement en emploi » sa priorité pour 2008. C’est pourquoi également je m’attarde depuis plus de dix ans, avec une équipe dynamique, à promouvoir un nouveau savoir-faire professionnel en orientation en développant, entre autres, des guides et des pratiques pour accompagner le maintien professionnel selon les tiers de carrière.

Or, le premier tiers de carrière correspond le plus souvent à cette primo-insertion parce que ce tiers fait généralement suite à une importante période d’études ou à un retrait prolongé du marché du travail : congé parental, période d’invalidité ou d’incarcération, décrochage, etc. Après avoir longuement analysé des enjeux de ce premier tiers et dans la foulée du modèle Trèfle chanceux, mon équipe et moi avons élaboré et expérimenté une approche tactique, stratégique et stratifiée ayant pour sigle MOT pour Bien se Maintenir en Orbite autour du Travail (Sherbrooke, GGC éditions). Tactique, car toute action entreprise doit appeler une réaction immédiate de la part de l’entourage, se rappelant que neuf «mainteneurs» sur dix affirment y parvenir seulement grâce au soutien d’autres personnes. Stratégique, car toutes ces tactiques sont subtilement enlignées vers un double but, soit l’acculturation à cet emploi et au monde actuel du travail. Finalement stratifiée, car cette approche exploite les «Dire sans dire» et les «Dis pas tous tes secrets à la même personne» pour une raison qui sera donnée plus loin. Par ailleurs, cette approche s’inspire d’attitudes et de comportements que se retrouvent chez les internautes compulsifs, particulièrement lors de «jeux de rôles». Enfin, faisant un pied de nez au e-learning, MOT mise sur un espace structuré de parole qui s’apparente, à la fois, à un centre de conditionnement physique et à une jeune chambre de commerce et de l’industrie étant donné le «neuf sur dix» mentionné plus haut. Par conséquent, le style d’animation propre à MOT peut se qualifier de «coaching groupal» et d’anti-counseling. (Limoges et Doyon, 2007). Ce pied de nez est dû au fait que, paradoxalement, les travailleurs au premier tiers de carrière ont un immense besoin de parler, mais qu’ils ne peuvent le faire sans prendre le risque que ces dits et ces nondits se retournent contre eux, par exemple, lors d’une embauche, d’une référence ou d’une promotion.

Tout au long de ma carrière, je n’ai cessé de dire que toute décision est importante et précieuse, car elle implique un investissement en temps, en énergie, en émotion et surtout un investissement du Moi ou de l’égo. Il y a donc lieu de la … presser «comme un citron» avant d’en disposer! Or, lorsqu’un citron est bien exploité, il n’en reste rien. Par exemple, on y a extrait le jus puis découpé le zeste, sa pulpe a servi dans une marmelade et ses pépins macèrent en vue de rehausser une vinaigrette. En revanche, dans un même souffle, je n’ai cessé de dire que lorsque ce citron est bien pressé, il faut passer à un autre. La seule exception à cette règle survient lorsqu’en cours de «pressage», l’individu réalise vouloir plutôt des dérivés de la tomate! N’est-ce pas cette optique que comprend une expression telle que «le trajet vaut le voyage» ? Experts en prise de décision, les professionnels de l’orientation ont une forte propension à tout réduire en prise de décision conventionnelle (exploration, compréhension, action). De plus en plus d’observateurs se lèvent pour déplorer ce réductionnisme et pour mettre en évidence l’importance de l’accompagnement (rétrospective, prospective et action) (Lhotellier, 2001).

Toujours quant à la métaphore du citron pressé, j’ai récemment eu le plaisir d’animer en accéléré un groupe MOT pour des étudiants universitaires ayant également un emploi, soit à temps plein ou à temps partiel. Or, je fus extrêmement troublé de voir que la majorité de ces jeunes rejetaient du revers de la main l’apport «égologique» de cet emploi sous prétexte que ce n’était qu’un boulot «alimentaire». De toute évidence, ce travail n’était pas pour eux une source et encore moins une occasion d’incarnation. Pourtant, en y regardant de plus près, plusieurs de ces boulots me paraissaient plutôt en lien avec leur champ d’études ou leur projet professionnel ou pouvaient le devenir avec un peu d’imagination et, surtout, avec un bon sens politique (Poirier, 1998). Dans certains cas, il y avait là un potentiel réel d’une belle et longue carrière, remplie de défis, de bons stress et de belles promotions! Voilà des citrons jetés sans être pressés … sous prétexte qu’ils sont antérieurs à la primo-insertion. Il suffisait d’y être un peu tactique et stratégique et le tour était joué, surtout si on avait soin de bien exploiter, au sens noble du terme, les personnes des alentours. J’en conclus donc qu’il faut renverser la tendance et déplorer le sous-investissement de l’égo dans les petits boulots, en particulier dans ceux précédant immédiatement la primo-insertion. Que l’approche orientante le prenne pour dit !

Une autre conséquence de ce retour au plein emploi est la reconnaissance et surtout la validation des acquis. Pour ce faire, les professionnels de l’orientation ont souvent recours aux récits de vie et aux bilans de compétences. Or, dans ces pratiques, il est inévitablement question de virages à 180 degrés, de «verticalisation», de second début, bref de bascules. Les participants y découvrent, par exemple, qu’un échec humiliant a finalement donné un peaufinage unique à leur personnalité ou encore que plusieurs années à «tourner en rond» leur a permis de développer une empathie hors de l’ordinaire. Dans ces pratiques, il est souvent question de compétences génériques et transférables. Cependant, pour l’essentiel, ces pratiques s’alimentent de rétrospectives et visent généralement la réactivité et cela est bien. À la lumière du présent propos, il y a lieu de se demander si ces pratiques ne pourraient pas aussi devenir proactives en plongeant tout de go dans la prospective. C’est «un peu beaucoup» ce que tentent de faire et d’éduquer les groupes MOT. À l’ère de l’information, on découvre de plus en plus que la surinformation désinforme! Cette surinformation fait aussi en sorte que les personnes ont plus de réponses que de questions et cela les empêche de se poser la vraie question.

Jacques Limoges, c.o., est professeur associé au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke.

Références

LHOTELLIER, A. (2001). Tenir conseil. Paris : Seli Arslan.

LIMOGES, J. et DOYON, D. (2007). «Pour bien accompagner le maintien professionnel selon les tiers de carrière, mieux vaut ratisser large pour ne pas manquer la cible». Texte non publié.

LIMOGES, J. (2003). «Des démarches d’insertion et d’employabilité aux stratégies de maintien professionnel». Carriérologie (2) 2003, 281-305.

POIRIER, M. (1998). «Le sens politique». Journal des affaires. Juillet 1998.

WATTS, A. (2001). Career development and social exclusion. Conférence prononcée au Congrès international de l’AIOSP, Vancouver.