par Eddy Supeno, c.o.

L’analyse des pratiques professionnelles (APP) constitue un terrain d’analyse fertile dont l’inscription sociale peut se voir au croisement de réflexions théoriques sur la place du savoir du praticien. Ainsi, les travaux de Schön (1993) et Argyris (1995) ont vu l’émergence du praticien réflexif « dans le but de construire une épistémologie de l’agir professionnel visant à identifier l’ensemble des savoirs tacites ou cachés qui structurent la réflexion du sujet. » (Buissou et Bray-Antony, 2005, p.113). Un développement trouvant écho dans la recherche en éducation (Anadón, 2004) valorisant la recherche participative par la co-construction des savoirs entre chercheurs et praticiens (Desgagné et Bednarz, 2005). Il existe en APP une pluralité de types d’analyse (ex. : vidéoformation) et de typologies (ex. : analyse organisationnelle) dont les différences sont fonction des finalités poursuivies (ex. : objectifs de connaissance, de transformation) ou des objets étudiés (profession, situation professionnelle, pratique).

Il importe dès lors de préciser notre cadre définitionnel qui se voudra large car l’objectif ici n’est pas de traiter précisément de l’APP en tant que telle1. Notre angle de discussion portera sur l’apport spécifique de la socioanalyse dans l’APP des c.o. Nous retiendrons la définition de Blanchard-Laville et Fablet (2002) de l’APP comme « organisées dans un cadre institué de formation professionnelle, initiale ou continue » concernant « notamment les professionnels qui exercent […] des fonctions comportant des dimensions relationnelles importantes » qui « induisent des dispositifs dans lesquels les sujets sont invités à s’impliquer dans l’analyse, c’est-à-dire à travailler à la co-construction du sens de leurs pratiques et/ou à l’amélioration des techniques professionnelles » (p.6). Ainsi, « analyser les pratiques professionnelles revient […] à les élucider, à les recadrer, afin de mieux être en mesure d’en considérer la portée et de les modifier au besoin. » (Boutin, 2002, p.29).

Au regard de la complexité croissante des situations d’intervention (Bourdon, 2006), le développement de la compétence du c.o. comme praticien réflexif peut trouver une avenue prometteuse avec l’APP. Nous en proposons une ici privilégiant une perspective sociologique avec le concept de socioanalyse (Bourdieu, 1991). Ce dernier constitue une voie heuristique d’une étude de soi-même afin de mettre à jour « les principes qui guident [sa] pratique » (Bourdieu, 2004, p.12) en replaçant la trajectoire sociale du c.o. au sein du champ de l’orientation « avec lequel et contre lequel [il] s’est fait » (ibid., p.15). Socioanalyser sa trajectoire, c’est objectiver son milieu social d’origine ainsi que ses moments déterminants car c’est « en prenant acte de [sa] position et de son évolution dans le temps » (ibid., p.141) que l’on peut espérer en saisir les effets sur sa pratique. Ainsi, le c.o., comme tout être social, est « un produit de l’histoire sociale, inscrit dans un ordre déjà constitué et que cette histoire détermine la façon dont il va se positionner en tant qu’agent d’historicité. » (Touraine, 1974, p.51). Le c.o. occupe ainsi une position précise dans l’espace social résultant d’une trajectoire structurant sa pratique.

Concrètement, son choix d’université, son sujet d’essai ou de mémoire, ses choix de modèles d’intervention, ses représentations de l’orientation ou du travail, les clientèles et milieux de travail privilégiés sont susceptibles d’être expliqués par son histoire sociale. Se voir explicitement comme produit sociohistoricisé revient à objectiver les conditions sociales de production de ses connaissances, expériences, savoirs et représentations dont on retrouve quotidiennement l’expression dans sa pratique.

Deux enseignements de ce qui précède. Premièrement, la socioanalyse vise l’élucidation de ce qui relève de l’impensé, soit « la prise de conscience qui permet à l’individu d’avoir prise sur ses dispositions » (Bourdieu, 1992, p.239). Étant entendu que les possibilités et modalités de cette conscientisation étant partiellement fonction de la trajectoire sociale et des conditions objectives d’effectuation (culturelle, politique, économique, social). C’est s’extraire de l’inconscient pratique, cette « grammaire génératrice des pratiques » (Perrenoud, 2001, p.133), de ce « savoir par corps » (ibid., p.138) où l’intervention est devenue seconde nature, modelant les postures et mimiques du c.o., fruit de ses histoires scolaire, familiale, professionnelle. Deuxièmement, la visée de l’APP ici n’est pas évaluative (réduire l’écart entre une pratique attendue et prescrite et une pratique effective dans une logique d’efficacité organisationnelle) mais transformative du c.o. sur le plan personnel par un travail de réflexivité (Boutin, 2002).

C’est également expliciter les conditions sociales de construction du point de vue du c.o. en analysant ses dispositions socialement constituées telles ses habiletés relationnelles par exemple (l’écoute s’inscrit dans une représentation sociale de la relation d’aide, en cohérence structurale avec certaines conceptions de l’orientation et de l’individu) ou sa lecture d’enjeux dominants (la lisibilité sociale du décrochage scolaire est une construction sociohistorique, c’est-à-dire produit de rapports de pouvoir déterminant son intelligibilité en tant que « problème social2 »).

Par ailleurs, le fait d’avoir effectué des études universitaires peut représenter une mobilité sociale ascendante si le c.o. provient d’un milieu social « modeste ». Auquel cas, en quoi cette mobilité a pu influencer la structuration de son identité et sa pratique ? Peut-il se vivre tiraillé dans ce que De Gaulejac (1987, 2008) a qualifié la névrose de classe, soit le transfuge pris dans une souffrance sociale oscillant constamment entre deux mondes ? L’œuvre littéraire de l’écrivaine Annie Ernaux propose un exemple d’objectivation d’une trajectoire sociale par la distanciation analytique opérée entre elle et son parcours de vie. Agrégée en lettres modernes, elle offre un regard critique, honteux mais émouvant de son cheminement aux origines humbles (parents ouvriers devenus petits commerçants). Elle livre une déchirure, prise entre sa honte enfantine de voir ses parents ne rien savoir de la « grande littérature » (Les armoires vides, 1974) et la lucidité de sa position sociale, culturellement légitime, de lettrée (La place, 1983 ; La honte, 1997). Cela n’est pas sans rappeler la dimension sociale de l’écrit s’instituant comme rapport de pouvoir implicite dans une situation professionnelle du c.o., investi d’une forte légitimité scolaire (diplôme) et institutionnelle (ordre professionnel), faisant face au client faiblement scolarisé (Cardinal-Picard et Bélisle, 2009).

Le travail de socioanalyse en APP revient ainsi à travailler sur ce qui ne se donne pas à voir dans la pratique du c.o. Un travail d’autant plus complexe que plus la pratique est subjectivement vue comme rapide et efficace, plus elle opacifie l’auto-socioanalyse car cette efficacité témoignerait d’une certaine homologie structurale du c.o. socialement ajusté, dans son habitus professionnel, à son espace social (milieu de travail, réseau, institutions). Se révèle ainsi un angle mort le rendant sociologiquement aveugle à certaines facettes de sa pratique. Trajectoire sociale, rapports de pouvoir, représentations sociales, habitus, légitimité culturelle : telles sont quelques-unes des dimensions esquissées d’un programme de socioanalyse d’APP du c.o. vu comme héritier d’une histoire sociale dont la pratique est socialement située.

On comprendra dès lors l’intention purement introductive de notre propos tant un tel programme appelle des efforts plus soutenus et articulés pour objectiver les contours de la position du c.o. dans l’espace social et d’en expliciter les incidences sur sa pratique.


1 Certaines références bibliographiques à la fin du texte offriront au lecteur intéressé un aperçu de ce domaine de recherche

2 Lahire offre un excellent travail de déconstruction/reconstruction de la problématique sociale de l’illettrisme en France (« L’invention de l’illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates ». 1999, La Découverte).


Références bibliographiques

Anadón, M. (2000). Quelques repères sociaux et épistémologiques de la recherche en éducation au Québec, In T. Karsenti et L. Savoie-Zajc (dir.). Introduction à la recherche en éducation. (p. 15-32). Sherbrooke : Éditions du CRP.

Argyris, C. (1995). Savoir pour agir : surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel. Paris : InterEditions.

Blanchard-Laville, C. et Fablet, D. (2002). Analyse des pratiques : approches psychologique et clinique. Recherche et Formation, 39, 5-7.

Boutin, G. (2002). Analyse des pratiques professionnelles. De l’intention au changement. Recherche et Formation, 39, 27-39.

Bourdieu, P. (2004). Esquisse pour une auto-analyse. Paris : Raisons d’Agir.

Bourdieu, P. (1992). Réponses. Paris : Seuil.

Bourdieu, P. (1991). Introduction à la socioanalyse. Actes de la recherche en sciences sociales, (90), 3-5.

Bourdon, S. (2006). Orientation, individualisation et société du risque. En pratique, (5), 6-8.

Buissou C. et Brau-Antony, S. (2005). Réflexivité et pratiques de formation. Regards critiques. Carrefours de l’éducation, 20, 113-122.

Cardinal-Picard, M. et Bélisle, R. (2009). Traces de cheminement soumises à des tiers : des défis de l’écriture professionnelle en relation d’aide. In F. Cros, L. Lafortune et M. Morisse (dir.), Les écritures en situations professionnelles (p. 97-124). Québec : Presses de l’Université du Québec.

De Gaulejac, V. (2008). La sociologie clinique entre psychanalyse et socioanalyse. Sociologie, 2-13.

De Gaulejac, V. (1987). La névrose de classe. Trajectoire sociale et conflit d’identité. Paris : Hommes et Groupes.

Desgagné, S. et Bednarz, N. (2005). Médiation entre recherche et pratique en éducation : faire de la recherche « avec » plutôt que « sur » les praticiens. Revue des Sciences de l’Éducation, 31(2), 245-258.

Perrenoud, P. (2001). De la pratique réflexive au travail sur l’habitus. Recherche et Formation, 36, 131-162.

Schön, D. (1993). Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Montréal : Éditions Logiques.

Touraine, A. (1974). Pour la sociologie. Paris : Seuil.


Eddy Supeno, c.o., est candidat au doctorat en éducation à l’Université de Sherbrooke et membre étudiant de l’ÉRTA (Équipe de Recherche sur les Transitions et l’Apprentissage). Il agit par ailleurs à titre de chargé de cours au département d’orientation professionnelle dans la même université. Il travaille également à temps partiel au Cégep de Sherbrooke en tant que conseiller d’orientation. Il a par ailleurs travaillé pendant plusieurs années dans le domaine du conseil en développement organisationnel et le reclassement de la main-d’œuvre.