Cinq pratiques pour la création d’environnements de travail inclusifs

Julie-Christine Cotton et Annie Pullen-Sansfaçon

Le quotidien dans les milieux professionnels échappe rarement aux repères hétéronormatifs et cisnormatifs[1] qui prédominent dans la société québécoise. En effet, il suffit de porter attention aux salles de bain d’un milieu de travail, mais aussi à ses codes vestimentaires, à ses documents administratifs et aux salutations dans les courriels habituellement organisés selon un modèle binaire homme ou femme. Il n’est pas surprenant que les milieux professionnels soient souvent peu ou pas outillés pour soutenir leurs employées qui vivent des enjeux identitaires de genre (Pullen Sansfaçon, Hébert, Lee, Faddoul, Tourki et Bellot, 2018). Cet article se veut un effort de sensibilisation sur les enjeux vécus par ces personnes, mais aussi un effort de promotion sur les pratiques à adopter pour faciliter leur intégration professionnelle. Il est effectivement important que les employeur(se)s et les professionnel(le)s de la carrière aient une meilleure connaissance des expériences vécues par les personnes trans et non binaires en contexte de travail, ainsi que les meilleures façons d’interagir avec elles.

Depuis 2017, les organisations du travail fédérales sont dans l’obligation de mettre en place des politiques et des mesures d’accommodement visant à contrer la discrimination des personnes trans et non-binaires (Laurier, 2017) notamment dans le cadre des méthodes de recrutement, des processus d’embauche et d’assignation des tâches. En effet, la Loi canadienne sur les droits de la personne inclut désormais l’identité de genre et l’expression de genre à la liste des motifs de discrimination (Parlement du Canada, 2017). Au-delà des obligations légales, les pratiques inclusives ont le potentiel de bonifier les pratiques de développement de carrière et de gestion des ressources humaines, par leurs apports directs au bien-être et à la productivité de la main-d’œuvre. En effet, pour s’actualiser dans un environnement de travail comme dans la vie, il importe d’être reconnu socialement et juridiquement.

Vivre sa transition au travail

Tout d’abord, il importe de préciser que les parcours trans peuvent impliquer autant des démarches sur le plan social, légal que médical, combinées ou non (Dubuc, 2017). Ainsi, tous les parcours de transitude ne sont pas linéaires, et encore moins dépourvus de complexité. Les personnes trans qui expriment leur identité de genre de manière binaire seront parfois mieux acceptées ou tolérées, puisqu’elles passeront de caractéristiques propres à un genre aux caractéristiques propres à « l’autre » genre. Les personnes non-binaires sortiront davantage du cadre cisnormatif puisque ni le genre masculin ni le genre féminin permet de les définir.

Une chose est certaine, la vulnérabilité des personnes trans, non-binaires ou en questionnement est accrue pendant leur processus de réflexion et de transition (Vogelsang et al., 2016). La peur d’être discriminées ou de perdre leur emploi est si important pour certaines qu’elles éviteront de dévoiler leur identité de genre à leurs collègues ou à leurs employeurs (Cotton, Martin-Storey, Le Corff, Michaud et Touchette, 2019). Certaines attendront le moment de leur retraite pour effectuer leur transition (Phoenix et Ghul, 2016). D’autres préfèreront abandonner leur emploi et plusieurs envisageront le suicide (Cotton et al., 2019; Phoenix et Ghul, 2016). Pour celles qui décideront de mener leur transition tout en travaillant, leur engagement et leur productivité au travail en seront souvent affectés (Budge, Tebbe et Howard, 2010).

Malheureusement, une large proportion de ces personnes vivra de la transphobie ou du cisgenrisme dans leur milieu de travail. Une étude menée en Ontario indique que 34 % des personnes trans interrogées ont été victimes de harcèlement verbal ou physique au travail (Bauer et Scheim, 2015). La transphobie désigne les attitudes et comportements discriminatoires ou hostiles envers quelqu’un en lien avec son identité de genre. Le concept du cisgenrisme permet d’inclure plus aisément les expériences discriminatoires indirectes pouvant se traduire sur un plan purement normatif (Baril, 2013). Un exemple de cisgenrisme direct serait d’accuser un manque de professionnalisme à une personne qui porte du vernis à ongle alors que son expression de genre implique principalement des éléments socialement reliés à la masculinité. Un exemple de cisgenrisme indirecte serait d’assigner cette même personne à des tâches n’impliquant pas de service à la clientèle sous de faux prétextes. Qu’elles soient effectué de manière directe ou indirecte, ces expériences discriminatoires peuvent entrainer de lourdes conséquences chez les victimes.

En s’inspirant des recommandations de Pride at Work Canada, nous présenterons cinq bonnes pratiques à adopter en contexte de travail auprès des individus vivant des enjeux identitaires de genre.

  1. N’assumez pas l’identité de genre d’une personne. Plusieurs personnes vivent des enjeux identitaires de genre et choisissent que cela ne transparaisse pas au travail. D’autres souhaiteront être en mesure de l’exprimer librement, via leur curriculum vitae par exemple. Quoiqu’il en soit, donnez l’occasion aux gens d’exprimer leurs préférences relativement au pronom et au nom devant être privilégiés pour les désigner et s’adresser à eux. Cet espace de discussion peut se faire dès l’embauche des personnes employées et durant le processus d’admission des client(e)s, en adressant simplement la question. Il est également possible de bonifier les documents administratifs avec des options plus inclusives et non cisnormatives, par exemple en demandant de préciser le pronom à utiliser. En cas de doute, utilisez des façons neutres pour vous adresser à ces personnes. En anglais, le pronom they est souvent utilisé en ce sens. En français, une façon de faire pourrait être d’utiliser le prénom de la personne au lieu de : « il » ou « elle ». Le pronom « iel » pourrait aussi être utilisé (résultant des pronoms il et elle).
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    Exigez d’être mieux outillés et formés pour soutenir l’inclusion des personnes trans et non-binaires dans votre milieu de travail. (iStock)

    Utilisez le pronom et le nom appropriés, même en l’absence des personnes concernées. En démontrant votre sensibilité et vos connaissances à vos collègues ou à vos employées, vous contribuerez concrètement à la promotion de la diversité et de l’inclusion dans votre milieu travail, en plus de leur donner l’occasion de se familiariser avec ces nouvelles pratiques. À titre d’exemple, peu de gens connaissent le pronom « iel » qui est souvent utilisé pour s’adresser aux personnes non-binaires. Le fait d’intégrer ce pronom de façon naturelle et spontanée nécessite une pratique régulière.

  3. Acceptez de faire des erreurs et de ne pas être expert. Si vous vous trompez dans l’utilisation du pronom, par exemple, excusez-vous aussitôt et sincèrement, puis corrigez vos propos. Exigez d’être mieux outillés et formés pour soutenir l’inclusion des personnes trans et non-binaires dans votre milieu de travail. Gardez en tête que ces dernières sont les seules expertes de leur identité de genre. Par ailleurs, échanger humblement avec elles est l’une des meilleures façons de devenir une meilleure alliée.
  4. Prenez conscience de votre privilège d’être cisgenre, si tel est le cas. Le but n’est pas de minimiser les difficultés que vous expérimentez dans votre vie en général, mais de vous rappeler que certains enjeux ne vous nuisent pas au quotidien, comme c’est le cas pour ces personnes qui doivent lutter chaque jour pour que leur identité de genre soit reconnue dans leur vie professionnelle en plus de leur vie personnelle.
  5. Sur le plan institutionnel, exigez que votre milieu de travail soit plus inclusif par la création d’espaces neutres tels que des salles de bain et des vestiaires non genrés. Demandez à ce que les politiques antidiscriminatoires de votre milieu de travail incluent concrètement l’identité de genre et l’expression de genre. Suggérez la révision des documents faisant preuve de cisnormativité. Dénoncez la transphobie et le cisgenrisme dans votre milieu de travail et supportez la recherche de solutions ainsi que l’application des mesures pour les enrayer. Enfin, dans la mesure du possible, assurez-vous de consulter et d’impliquer les personnes trans et non-binaires dans les décisions et changements envisagés.

Ces cinq pratiques doivent idéalement s’intégrer à une culture organisationnelle où la diversité est non seulement tolérée mais célébrée (Pichette, 2019). Nous croyons que les employeurs(ses) et les professionnel(lle)s de la carrière ont des rôles fondamentaux pour aider les personnes issues de la diversité de genre à s’actualiser au travail selon leur plein potentiel. Enfin, nous souhaitons que cet article puisse inspirer les employeurs(ses) et les professionnel(lle)s de la carrière pour la création d’espaces inclusifs dans leurs milieux, mais aussi pour défendre au besoin les droits des employé(e)s issu(e)s de la diversité de genre.

Julie-Christine Cotton est professeure adjointe au département d’orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke et est détentrice d’un PhD en psychoéducation. Ses expertises cliniques et de recherche concernent l’intervention et l’évaluation auprès des personnes vulnérables et à risque de stigmatisation, notamment les populations trans, non-binaires ou en questionnement identitaire de genre.

Annie Pullen Sansfaçon est professeure titulaire à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les enfants transgenres et leurs familles, elle est détentrice d’un PhD en éthique et travail social et co-fondatrice de l’Organisme Enfants transgenres Canada. Elle est coauteure du livre Supporting transgender and gender creative youth : Schools, Communities and Families in Action (Peter Lang, 2014 et 2018).

Références

Baril, A. (2013). La normativité corporelle sous le bistouri : (re)penser l’intersectionnalité et les solidarités entre les études féministes, trans et sur le handicap à travers la transsexualité et la transcapacité. Thèse de doctorat. Ottawa, Université d’Ottawa.

Bauer, G. R., & Scheim, A. I. (2015). for the Trans PULSE Project Team. Transgender People in Ontario, Canada: Statistics to Inform Human Rights Policy. London, ON.

Brewster, M. E., Velez, B., DeBlaere, C., & Moradi, B. (2012). Transgender individuals’ workplace experiences: The applicability of sexual minority measures and models. Journal of Counseling Psychology59(1), 60.

Budge, S. L., Tebbe, E. N., & Howard, K. A. (2010). The work experiences of transgender individuals: Negotiating the transition and career decision-making processes. Journal of Counseling Psychology57(4), 377.

Cotton, J. C., Martin-Storey, A., Le Corff, Y., Michaud, A. et Touchette, L. (2019). Le vécu scolaire, professionnel et psychologique des personnes trans, non-binaires ou en questionnement identitaire de genre : résultats d’enquête et discussion. Séminaire organisé dans le cadre de la 7e édition de Fière la fête. Sherbrooke, Canada, 23 août.

Dubuc, D. 2017. Les mots de la diversité liée au sexe, au genre et à l’orientation sexuelle. FNEEQ-CSN. 15 p

Laurier, J. (2017). Enjeux et conseils pratiques : les personnes transgenres au travail. Magazine des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA), 1 novembre 2017.

Parlement du Canada (2017). Statutes Of Canada 2017, Chapter 13: An Act to Amend the Canadian Human Rights Act and the Criminal Code.

Phoenix, N. et Ghul, R. (2016). Gender transition in the workplace: An occupational therapy perspective. Work, 55(1), 197-205.

Pichette, J. (2019). LGBTQ2+ minority stress in the workplace: How discrimination hurts health. CareerWise. https://careerwise.ceric.ca/2019/10/11/lgbtq2-minority-stress-in-the-workplace-how-discrimination-hurts-health/#.XbyylpqTbIU

Pullen Sansfaçon, A. Hébert, W.  Ou Jin Lee, E. Faddoul, M. Tourki, D et Bellot, C. (2018) Digging Beneath the Surface: Results from Stage One of a Qualitative Analysis of Factors Influencing the Well-being of Trans Youth in Quebec.  Journal of Transgenderism. DOI :10.1080/15532739.2018.1446066

Vogelsang, A. C., Milton, C., Ericsson, I. et Strömberg, L. (2016). ‘Wouldn’t it be easier if you continued to be a guy?’–a qualitative interview study of transsexual persons’ experiences of encounters with healthcare professionals. Journal of clinical nursing, 25(23-24), 3577-3588.

[1] Ces mœurs contribuent à faire de l’hétérosexualité un modèle normatif (un homme est en relation avec une femme et vice versa). Le modèle cisnormatif, sous-jacent à l’hétéronormativité, présuppose que le genre est un concept binaire, statique et homogène, ayant pour point de départ le sexe biologique d’un individu (on nait/est homme ou on nait/est femme). Ce modèle présume que le sexe assigné à la naissance mande les rôles sociaux et professionnels d’une personne, voire même son orientation sexuelle.