par Monique Saint-Amand

Les conseillers en emploi et les conseillers d’orientation constatent que leurs clients sont de plus en plus souvent issus de l’immigration, quels que soient les milieux d’intervention.  Pour certains, c’est une occasion unique de rencontre interculturelle, pour d’autres, les premiers contacts ont pu être source d’inquiétude, de frustration.  La première fois qu’on m’a demandé comment j’intervenais avec les nouveaux arrivants, très spontanément, j’ai répondu que « je les traitais comme tout le monde ». Le sous-entendu était bien sûr « je ne fais pas de discrimination, je traite tout le monde sur le même pied d’égalité ». Le malaise que j’ai ressenti m’a quand même mise sur la piste d’une réflexion sur la validité de « traiter tout le monde de la même manière », pour constater que, au fond, ce n’était pas si vrai!  Étais-je fautive ?

Enjeux socio-économiques

En tant qu’intervenante en employabilité depuis 1984, ma première inquiétude portait sur le fait que les travailleurs issus de l’immigration avaient souvent plus de difficulté à trouver un emploi convenable dans un délai raisonnable. La recherche effectuée par les économistes et les sociologues nous montre que le taux de chômage des travailleurs nés hors Québec représente plus du double de ceux nés au Québec (Boudarbat, 2010). Quand on sait que la grande majorité des immigrants de la catégorie économique ont un diplôme de niveau collégial ou universitaire, cet écart semble encore plus incompréhensible. Selon Renaud (2004), il faudra attendre 10 ans pour que 75 % des personnes visées par son enquête longitudinale affirment occuper un poste égal ou supérieur à celui occupé dans le pays d’origine. Ces données interpellent tout particulièrement les professionnels de la carrière.

Accompagner dans la transition

Si l’intégration économique est bien documentée d’un point de vue quantitatif, la dimension carriérologique  (capital humain : besoins, intérêts, valeurs, croyances, compétences, projet de vie et capital social : connaissance des règles explicites et implicites du marché du travail, réseau) est moins connue. Pour les conseillers d’orientation, tout particulièrement, accompagner nos clients dans les phases de la transition fait partie de notre champ d’intervention (Roberge, 1998).  Avec les nouveaux arrivants, l’élaboration du projet de vie dans le pays d’accueil doit s’appuyer sur le projet prémigratoire et la prise en compte des nouvelles données de l’environnement.

Avec l’expérience, deux dimensions m’apparaissent particulièrement utiles dans mes interventions. D’abord, tenir compte des phases de l’adaptation au nouveau pays d’origine, en tant que PROCESSUS DYNAMIQUE. D’autre part, comme intervenante porteuse d’une culture, tenir compte du PARADIGME DE L’EMPLOYABILITÉ qui fait partie de mon filtre d’interprétation.

Le PROCESSUS D’ADAPTATION est décrit par certains auteurs comme une succession de phases, plus ou moins longues, vécues parfois sur le mode de la crise, souvent avec des périodes de latence, chaque phase d’apprentissage/changement faisant appel aux niveaux cognitif, émotif et comportemental (Ollivier, 2004; Legault et Rachédi, 2008).

L’arrivée dans le nouveau pays est vécue comme une période plus ou moins euphorique. La découverte des différences est souvent amusante. L’appropriation du nouveau pays, de la nouvelle maison, a quelque chose de réjouissant, malgré le stress occasionné par tant de nouveautés.  Durant cette période, l’énergie et l’optimisme pour la recherche d’emploi sont au plus haut.  Le conseiller pourra accompagner son client dans la validation de son objectif d’emploi et dans l’apprentissage des techniques de recherche d’emploi.  La relation d’aide s’établit souvent facilement, le client veut apprendre « comment font les Québécois ».

Survient la phase dite de crise, par l’intermédiaire d’incidents ou simplement avec le temps. La réalité n’est pas exactement celle imaginée dans le rêve prémigratoire. Les déceptions face au marché du travail, parfois cuisantes, peuvent décourager, occasionner de l’anxiété, notamment à cause des conditions économiques souvent précaires de la famille.  Les situations de discrimination, l’incompréhension, le sentiment d’avoir été trompé peuvent susciter de la colère.  Le conseiller devra faire face à ses propres réflexes xénophobes devant son client qui exprime ouvertement sa frustration et son désarroi. Tous les changements, choisis ou forcés, impliquent une perte. Les émotions sont souvent vécues en montagnes russes alternant entre optimisme et découragement, soulagement et anxiété, joie et tristesse.

La phase suivante est celle du répit. La personne a identifié des critères auxquels elle doit se conformer afin de diminuer la tension qu’occasionne le contact avec la communauté d’accueil (retour aux études, emploi alimentaire, francisation, etc.).  C’est souvent une période de marchandage, pour « commencer au bas de l’échelle ». Le conseiller doit être très vigilant et éviter des choix qui peuvent être lourds de conséquences (un médecin à qui on propose un DEP de préposé aux bénéficiaires par exemple!). Les petits boulots pour acquérir la première expérience canadienne se transforment trop souvent en culs-de-sac.

La dernière phase, celle du rattrapage, est vécue, comme les précédentes, d’une façon très différente selon chaque personne. Cependant, elle se caractérise par une lecture plus réaliste des possibilités et des contraintes qu’offre la société d’accueil et d’un investissement intense dans un projet qui correspond davantage aux valeurs « actualisées »  du nouvel arrivant.

La traversée des phases empruntant un parcours plus sinueux que rectiligne, le conseiller devra être attentif, prendre le temps d’écouter l’expression de toutes les facettes de l’expérience subjective de l’immigrant. Il pourra ainsi ajuster ses interventions en prenant en compte l’adaptation comme un processus et non pas comme une donnée immuable (cette personne est « mal » adaptée).

Dimension culturelle dans la relation professionnelle

La dimension « aveugle » dans nos interventions concerne notre paradigme de l’employabilité.  Nous comprenons notre aide professionnelle comme une occasion de développer l’autonomie du client, d’élaborer un projet qui favorise l’actualisation de soi, d’agir sur ses caractéristiques personnelles afin de le rendre plus « employable ».  Le « bon client » s’engage dans une démarche proactive, explore les métiers et formations, fait des choix individuels, est capable de « se vendre » (quelle horreur!), etc.

Les zones sensibles aux impasses relationnelles se situent alors autour des rôles, des buts et des tâches carriérologiques. Le conseiller doit donc développer une stratégie de  décentration afin de prendre conscience de ce qui se passe pour lui, quand son client « résiste ». Suspendre son jugement (ses PARCE QUE …), se donner l’opportunité et prendre le temps d’entrer à l’intérieur de l’expérience subjective de chaque client.

  • Vous n’êtes pas allé à la séance d’information … qu’est-ce que vous pensez de ces rencontres ? (tâches)
  • Vous  préférez que je téléphone au cégep … comment voyez-vous nos responsabilités respectives ? (rôles)
  • Je vous parle de carrière et vous me parlez d’un gagne-pain (ou le contraire) … quelle place prend le travail dans cette étape-ci de votre vie? (buts)

Cultiver l’attitude bienveillante vis-à-vis de l’AUTRE, grâce à la décentration, permet d’ouvrir un espace de négociation entre le client et le conseiller.  Ce dernier devra souvent faire preuve d’imagination et d’ouverture d’esprit pour aller au-devant des besoins de son client, très souvent formulés autour de demandes maladroites (« j’ai déposé des centaines de CV sur Internet, c’est certainement à cause de mon nom que personne ne m’a répondu »; « j’étais médecin dans mon pays, je cherche un emploi d’aide soignante ou de déléguée médicale »)

Le conseiller doit perdre l’illusion d’en faire un « bon client » en quatre rencontres d’une heure … mais sans baisser les bras : « ces gens-là sont trop revendicateurs, il n’y a rien à faire avec eux ».

Rester en contact, sans imposer mes valeurs, mais sans non plus les renier, demande une attention constante, un va-et-vient constant entre deux univers à partager. Je sais, ça ressemble beaucoup à ce que nous devons faire avec chaque client … mais en plus riche comme occasion de rencontre avec l’AUTRE et avec SOI.


Monique Saint-Amand, c.o. : Titulaire d’une maîtrise en carriérologie de l’UQAM, elle est chargée de cours au baccalauréat en développement de carrière, notamment pour Counseling de carrière en contexte pluriethnique.

Elle est intervenante en transition de carrière auprès des médecins diplômés hors Canada et États-Unis pour le CREMCV et formatrice en développement de l’employabilité auprès des administrations publiques, régions du Maghreb et Moyen-Orient.