par Eddy Supeno, c.o.

Le discours ambiant fait régulièrement état des évolutions du marché du travail sous la poussée notamment de forces autant structurelles que conjoncturelles (ex.: immigration, mondialisation, pénurie de main-d’œuvre, déclin démographique). Dans l’espace spécifique de l’employabilité et de l’orientation, ces évolutions se traduisent entre autres par un accroissement de l’atypisme et de la précarité dans les emplois (Tremblay, 2008). Ces transformations ont une influence indéniable sur la pratique des conseillers d’orientation amenés, de plus en plus, à composer avec une certaine délinéarité dans les parcours scolaires et professionnels de leurs clients (Fournier, Bourassa  et Béji, 2003). En  effet, le modèle fordiste de l’emploi ayant cédé le pas à une approche  beaucoup  plus éclatée du travail (Negura,  2006) opérant un désarrimage entre systèmes éducatif et productif, ce qui rend les parcours sociaux plus incertains et complexes  (Trottier, 2005).

Dans ce contexte, tenter de saisir les parcours professionnels dans une  certaine continuité biographique de la vie et de la carrière de la personne peut désormais s’avérer, à bien des égards, par trop massifiante voire réductrice. En effet, le marché du travail se caractérisant désormais par sa précarité, il nous apparaît plus pertinent de considérer les parcours individuels sous les angles de l’hétérogénéité (des options professionnelles disponibles par exemple) ou encore de la pluralité (des pratiques sociales autour desquelles se construit aujourd’hui la carrière). Nous rejoignons ainsi la perspective de Lahire (2001) d’un individu activant ou inhibant ses schèmes dispositionnels « intérieurs » au gré des contextes sociaux sans qu’il ne se vive éclaté, fragmenté ou incohérent. Ainsi, l’individu ne peut plus être appréhendé dans une conception statique et unifiée de son rôle de travailleur: dans un environnement devenu moins totalisant, il doit désormais se constituer lui-même comme sujet (Dubet, 1994). Sa trajectoire professionnelle n’est donc plus concevable dans une perspective linéaire mais davantage comme une dynamique procédant par ajustements constants dont la cohérence est difficilement saisissable à priori.

À ce titre, les travaux sur l’imprévisibilité de Grossetti (2004) constituent des apports précieux et pertinents pour la pratique des conseillers d’orientation dans un marché du travail aujourd’hui devenu volatil.

En effet, si cet environnement peut apparaître anxiogène à certains égards, il offre cependant une pluralité d’options au travailleur par la diversification des contextes sociaux désormais disponibles et surtout accessibles. Dans cette perspective, quel sens peut-il être encore convenu d’attribuer à la planification du développement de carrière ? Comment assurer une —  relative —  continuité de la carrière quand la pièce maîtresse de ce projet (le travailleur), celle devant en constituer le fil d’Ariane, se caractérise de plus en plus par son hétérogénéité ? Ainsi, si le travail d’accompagnement en orientation a pu s’élaborer dans une logique de connaissance/maîtrise de divers déterminants jugés pertinents dans le projet vocationnel (intérêts, valeurs, aptitudes, perspectives d’emploi, etc.), les conditions actuelles nous invitent à ne plus négliger l’influence de l’imprévisibilité. En d’autres termes, c’est envisager la possibilité, sérieuse et significative, de considérer l’imprévisibilité comme élément constitutif de tout processus de développement de carrière. Dissipons tout malentendu: il ne s’agit pas ici de proposer des moyens de prévoir l’imprévisibilité dans les parcours professionnels1. L’objectif de cet article est d’effectuer une brève introduction sur la notion  d’imprévisibilité telle que conceptualisée par Grossetti tout en esquissant, ici et là, quelques exemples illustratifs dans le domaine de l’orientation. De manière plus précise, loin de nous intéresser aux trajectoires stables et régulières, nous souhaitons nous concentrer sur les parcours perçus comme étant « confus », les bifurcations, les changements de cap « imprévus » en jetant un regard particulier sur les moments de crise dans le parcours professionel.

Grossetti définit ainsi une typologie de situations sociales combinant  des moments prévisibles et imprévisibles à des issues pouvant  se révéler prévisibles ou imprévisibles. Ainsi, un événement peut être formellement planifié et dont l’issue, tout en comportant  une  certaine part d’incertitude, se situe cependant dans un  répertoire d’options relativement circonscrites. C’est le cas par exemple du choix de programme collégial que l’élève effectue à la fin du secondaire : même si le choix est potentiellement très large, il n’en reste pas moins que certains éléments recteurs (préalables, intérêts, options vocationnelles, contraintes financières, etc.) vont réduire le spectre des possibilités. Une seconde catégorie d’événements, tout en étant prévisibles eux aussi, ont cependant  des issues incertaines malgré tous les efforts de planification réalisés: c’est le cas notamment du passage à la retraite ou de l’entrée à temps plein sur le marché du travail de l’étudiant diplômé. En effet, même si ces moments peuvent être très précisément localisés dans le temps et être soigneusement préparés, leur nature même  rendra souvent la transition incertaine. Un  troisième type d’événement se distingue par son imprévisibilité mais, au niveau collectif, des réponses institutionnalisées ont été prévues réduisant quelque peu l’incertitude inhérente à ces événements  inattendus. Ainsi, lors d’une mise à pied, le travailleur sait qu’il pourra bénéficier de programmes d’aide à l’emploi ou encore recevoir des prestations d’assurance-chômage. Dans cette perspective, selon le type d’événement rencontré, ce dernier aura une incidence certaine sur la définition et l’évolution du  processus d’orientation ou d’employabilité. En effet, il est fort possible que le client structurera différemment ses possibilités d’action en fonction des issues institutionnellement prévues —  ou non  — à la situation qu’il rencontre. Bien entendu, est-il nécessaire de rappeler ici l’importance de la réinscription de l’événement dans son contexte socio-économique: l’issue théoriquement imprévisible d’une insertion professionnelle par exemple doit se lire empiriquement en fonction du diplôme obtenu ou de l’état du marché du travail dans le secteur d’activité visé. Par ailleurs, un choix de programme collégial prendra fort probablement une dimension particulière en fonction de la distribution de l’offre éducative des cégeps dans la région de résidence de l’étudiant. Enfin, en guise de dernier exemple, les ressources ou  programmes d’aide à l’emploi disponibles peuvent fortement varier en fonction de la région administrative, du nombre d’heures travaillées ou encore du secteur d’emploi concerné.

Mais un quatrième type de situation sociale conceptualisé par Grossetti concentre une forte imprévisibilité tant dans l’événement que dans son issue. Ici, dans le domaine spécifique des parcours professionnels, il s’agit de ce que Bidart (2006) notamment appelle les bifurcations. C’est-à-dire les moments de crise, de changement de cap imprévus: c’est par exemple l’avocat qui abandonne sa carrière pour se réorienter dans le domaine artistique; le comptable promis à un grand avenir dans une prestigieuse firme montréalaise et qui la quitte sur un coup de tête pour s’installer en région; l’étudiant qui décide de prendre une pause dans ses études pour suivre une intuition dans un projet humanitaire. Bidart propose ainsi une illustration intéressante de la bifurcation en analysant dans une recherche le parcours de jeunes français vivant des transitions à l’aide d’entretiens biographiques dans une recherche longitudinale. L’objectif principal est d’étudier l’entrée dans la vie adulte de  87  jeunes en réalisant des entrevues approfondies, à cinq temps différents, et en faisant passer des questionnaires retraçant le calendrier de chaque individu au seuil d’une étape importante (baccalauréat ou fin d’un stage d’insertion).

Bidart va ainsi mobiliser les notions d’imprévisibilité et de bifurcation de Grossetti. Ainsi, une bifurcation se définit par sa profonde imprévisibilité en tant que « changement important et brutal dans l’orientation de la trajectoire, dont à la fois le moment et l’issue étaient imprévisibles » (Bidart, 2006, p. 31) et dont les voies de sortie restent incertaines. Il s’agit ainsi de la distinguer des moments socialement anticipés (ex.: fin des études) ou des carrefours structurellement programmés (ex.: choix d’études après le secondaire) évoqués précédemment. Ainsi, au coeur de ces bifurcations s’opèrent des restructurations et se développent des stratégies où se recomposent l’univers des possibles pour le jeune. Ici, la dimension « contaminante » de la bifurcation est centrale: émergeant initialement dans une sphère en particulier, la « cassure » s’étend aux autres sphères (familiale, sentimentale, etc.). La dynamique temporelle joue alors un rôle déterminant dans la bifurcation. Ici en effet, deux temporalités entrent alors en collision: celle courte de la cassure, aisément localisable dans le temps et disparaissant aussi rapidement qu’elle est apparue et celle longue, se déployant de manière diffuse sur une longue période indéterminée. C’est donc un système d’action, irréductible à toute réification, qui se constitue dans une bifurcation animée d’une logique transactionnelle faisant interagir les différentes sphères en fonction des contraintes (institutionnelles, économiques), des possibilités (avérées ou potentielles), des ressources (relationnelles, personnelles, financières, etc.) et des incertitudes.

Le  jeune  effectue  ainsi des relectures de sa situation en fonction d’échelles micro, méso et macro-sociale où l’événement subjectivement signifiant (ex.: suicide d’un ami) tout comme une condition objectivement socio-économique (ex.: situation du marché du travail) sont susceptibles d’interférer significativement dans la structuration et l’évolution de la bifurcation. Tout cela nourrit l’hétérogénéité de la trajectoire dont l’issue reste foncièrement imprévisible en ce que « la cooccurrence synchrone des événements qui leur donne mutuellement sens et […] « précipite » la décision, identifie la sortie. » (ibid., p.41). En effet, les relectures incessantes, tortueuses et répétées de la crise dans le parcours professionnel cohabitent ainsi, implicitement ou non, avec les anticipations intenses et accélérées déterminant l’univers des possibles et les voies de sortie de la bifurcation. Ainsi, au long et patient travail d’accompagnement et de compréhension mené par le conseiller d’orientation auprès de la personne en situation de bifurcation peut soudainement s’y substituer une décision rapide, entière et affirmée par cette dernière2. De là, s’élabore la remise en cohérence lorsqu’elle s’insère dans son « nouveau monde » suite à la bifurcation: elle se réexplique en  effet subjectivement sa décision, c’est-à-dire la trajectoire retenue parmi le répertoire des alternatives disponibles issues du système d’action. Si la causalité du cheminement vocationnel de la bifurcation au réengagement apparaît claire et limpide pour la personne, ne nous leurrons pas: la bifurcation est l’expression d’un système de causalités et d’enchaînements qui est tout sauf univoque (Négroni, 2007). Ce qui relevait du dilemme existentiel il y a encore peu est désormais investi de la logique la plus irréfutable aux yeux de la personne. Au désordre et à l’ambiguïté succèdent ainsi l’ordre et la certitude du  parcours.

Le champ de l’imprévisibilité dans les parcours sociaux et professionnels est encore relativement récent même si la notion de bifurcation a déjà fait l’objet de plusieurs excursions conceptuelles (pensons notamment aux travaux de Hughes, 1996; de Becker, 1985; ou encore à ceux d’Abbott, 2001).
À  notre  connaissance, ceux de Grossetti constituent cependant les premiers à proposer une conceptualisation poussée de la notion d’imprévisibilité et offrant de grandes possibilités heuristiques. Les retombées sur la programmation en orientation professionnelle (programmes d’employabilité, stratégies d’intervention, outils d’aide à la réflexion, meilleure compréhension des parcours professionnels, etc.) peuvent, nous en sommes convaincus, être nombreuses: cet article se veut ainsi une humble invitation à se saisir de l’imprévisibilité pour en faire un objet fécond pour le champ de l’orientation professionnelle.


1 loin de nous l’idée de renforcer l’image — persistante et dommageable — du conseiller d’orientation à la boule de cristal …
2 Décision pouvant d’ailleurs décontenancer le conseiller d’orientation, surpris par l’évolution (ou le changement) extrêmement rapide de « l’état » vocationnel de son client.

Références bibliographiques:

Abbott, A. (2001). Time Matters: on Theory and Method. Chicago: University of Chicago Press.

Becker, H.S.(1985). Outsiders. Études de sociologie de la déviance. (trad. Par J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie). Paris: Éditions A.-M. Métailié. (1re éd. 1963).

Bidart, C.(2006). Crises, décisions et temporalités: autour des bifurcations biographiques. Cahiers internationaux de sociologie, 120(1), 29-57.

Dubet, F.(2006). Mutations du modèle éducatif et épreuves individuelles. Éducation et Francophonie, XXXIV(1), 8-21.

Dubet, F.(1994). Sociologie de l’expérience. Paris: Éditions du Seuil.

Fournier, G., Bourassa, B.et Béji, K.(dir.) (2003). La précarité du marché du travail: une réalité aux multiples visages. Collection trajectoires professionnelles et marché du travail contemporain. Québec: les Presses de l’université laval.

Grossetti, M.(2006a). Trois échelles d’action et d’analyse. L’abstraction comme opérateur d’échelle. L’année Sociologique, 56(1), 285-307.

Grossetti, M.(2006b). L’imprévisibilité dans les parcours sociaux. Cahiers internationaux de sociologie, 120(1), 5-28.

Grossetti, M.(2004). Sociologie de l’imprévisible. Dynamique de l’activité et des formes sociales. Paris : Presses universitaires de France.

Hughes, E.C.(1996). Le regard sociologique. Essais choisis. (textes rassemblés et présentés par J.-M. Chapoulie). Paris: École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Lahire, B.(2001). L’homme pluriel. Les ressorts de l’action. Paris: Nathan.

Negura, L.(2006). L’évolution de la représentation sociale du travail dans le contexte de mutations économiques en occident. Carriérologie, 10(3), 393-410.

Négroni, C.(2007). Reconversion professionnelle volontaire. Changer d’emploi, changer de vie. un regard sociologique sur les bifurcations. Paris: armand Colin.

Tremblay, D.-G.(2008). Flexibilité, sécurité d’emploi et flexicurité: les enjeux et défis. Québec: Presses de l’université du Québec.

Trottier, C.(2005). L’analyse des relations entre le système éducatif et le monde du travail en sociologie de l’éducation: vers une recomposition du champ d’études ? Éducation et Sociétés, 16(2), 77-97.


Eddy Supeno, c.o., est candidat au doctorat en éducation à l’université de Sherbrooke et membre étudiant de l’ÉRTA (Équipe de Recherche sur les transitions et l’apprentissage). Il agit par ailleurs à titre de chargé de cours au département d’orientation professionnelle dans la même université. Il travaille également à temps partiel au Cégep de Sherbrooke en tant que conseiller d’orientation. Il a par ailleurs travaillé pendant plusieurs années dans le domaine du conseil en développement organisationnel et le reclassement de la main-d’oeuvre.