par Émilie Robert

Un Canadien sur 5[1] souffrira à un moment ou un autre de sa vie d’un trouble de santé mentale. C’est beaucoup de personnes, tout autour de nous. On retrouve ces personnes dans tous les groupes d’âge et niveaux socioéconomiques. Ils fréquentent des services d’aide à l’emploi ou d’orientation professionnelle. Vous les rencontrez régulièrement dans votre bureau. Et vous avez peut-être remarqué qu’une considérable proportion des jeunes ayant un trouble de santé mentale valorisent les professions de la relation d’aide et aspirent à y œuvrer un jour. Cela peut surprendre, car il est généralement admis qu’il faut au contraire avoir un bon équilibre psychologique pour intervenir en relation d’aide. Dans le cadre des formations universitaires en relations humaines, les professeurs insistent beaucoup à faire découvrir au futur intervenants leurs vulnérabilités, à être sensibles au contre transfert, etc. Mais en même temps, sur quelles bases peut-on prédire l’équilibre psychologique qu’un jeune de 18 ans aura dans 5, 10 ans? Je vous suggère d’analyser un cas issu de ma pratique afin de dégager des pistes d’intervention utiles pour les professionnels en counseling de carrière.

Malorie[2] est une étudiante qui débute ses études collégiales. Elle souffre d’un important choc post traumatique suite à des abus vécus lors de son enfance. Elle vit aussi des problèmes avec les membres de sa famille et a décidé récemment de quitter le foyer. Depuis un assez jeune âge, elle a été confrontée à de multiples difficultés : intimidation, échecs scolaires, problèmes de santé, etc. Elle a été hospitalisée à quelques reprises pour des raisons de santé mentale. En démarche d’orientation, Malorie me parle très facilement de ses intérêts professionnels. Elle veut aider les gens. Elle sait que les cicatrices du passé peuvent la rendre parfois fragile, mais elle croit que c’est pour elle une force, dans les circonstances où ce sont les autres qui sont en situation de détresse. Elle sent que son vécu est un bon bagage pour l’aider à gérer des situations de crise. Elle en a tellement vu que la souffrance physique ou mentale ne l’intimide plus. Elle songe à devenir intervenante en délinquance ou à travailler dans le milieu carcéral. Des intervenants, elle en a vus. Elle sait à quel point ils ont été utiles pour elle, mais se plaint aussi qu’il y en a des mauvais et qu’elle souhaiterait faire un meilleur travail. Elle connaît le monde de la rue. Elle a 18 ans et sent déjà qu’elle est prête à « redonner aux plus jeunes ».

Ce témoignage m’a naturellement fait beaucoup réfléchir. De prime abord, Malorie peut paraître défensive et manifeste une agressivité peu commune parmi ma clientèle. Elle semble aussi attirer beaucoup l’attention sur elle, que cela soit volontaire ou non. Elle dit aussi avoir encore beaucoup de symptômes liés à son choc post traumatique. Autrement dit, ses problèmes ne sont pas encore réglés. Alors pourquoi est-elle tout de même attirée à côtoyer le monde de la souffrance psychologique? En me posant la question, j’avais déjà une hypothèse.

Je peux comprendre le choix des personnes comme Malorie. D’abord, d’un point de vue socioconstructiviste, on peut comprendre que la personne construit des hypothèses afin d’expliquer l’inconnu à partir des choses qu’elle connait déjà. Face au grand inconnu du futur professionnel, Malorie se fait une hypothèse d’elle même en exercice d’un métier de relation d’aide car ce sont des métiers qu’elle côtoie au quotidien. Elle recherche dans son expérience des preuves venant appuyer ses hypothèses. Lorsque j’écoute cet argumentaire, je me dis que ce sont justement des constructions. Ça donne envie d’être prudent.

Toutefois, certains psychologues comme Boris Cyrulnik verraient le cas de Malorie sous un autre angle : celui de la résilience. Certaines personnes ont la capacité de sortir grandies d’une importante difficulté. On ne peut pas prédire, à partir du vécu d’une adolescente, la courbe de développement qu’elle suivra. Les ressources qui l’entourent (amis, intervenants, ressources communautaires) sont aussi un facteur important à considérer. Les prochaines années de Malorie seront déterminantes.

Mais cela n’explique pas tout. Le choix de carrière à la fin de l’adolescence s’inscrit dans le développement de l’identité qui est la synthèse d’une dualité complexe. La personne cherche à se distinguer des autres, et pour y arriver, recherche des ressemblances avec des groupes définis. Malorie m’a déjà dit se sentir investie d’un don spécial pour percevoir l’état de santé des gens. Elle se sent différente des autres de son âge, car elle a été traitée différemment, à la maison comme à l’école. Elle se voit dans des métiers plus marginaux comme ceux de criminologue ou d’intervenant en délinquance. La différenciation des autres amène toutefois la personne à vouloir ressembler à d’autres, notamment à des figures adultes significatives. Chez une bonne quantité de jeunes, la première source d’identification se fait à partir des parents. Les jeunes sont souvent intéressés par les domaines professionnels de leurs parents. Chez les jeunes issus de milieux dysfonctionnels, c’est souvent l’intervenant psychosocial qui prend un rôle d’adulte de confiance. Des jeunes comme Malorie connaissent les intervenants, ce qu’ils font, à quel point ils sont appréciés des autres. À cela s’ajoute la saine curiosité d’en savoir plus sur ce qui nous affecte. Malorie s’intéresse au comportement et à la souffrance humaine car elle tente de faire du sens de son expérience.

Maintenant qu’on comprend certains éléments de la réflexion de ma cliente, comment la guider vers des choix éclairés? J’ai commencé mon intervention en présentant à Malorie une synthèse des informations colligées pendant les premières rencontres qui ont servi d’accueil et de connaissance de soi. Une synthèse sur papier m’a permis de lui démontrer qu’elle avait des aspirations professionnelles contradictoires avec certaines de ses caractéristiques personnelles. J’ai pris soin d’identifier les hypothèses de la cliente sur ses capacités à réussir (par ex. « Mon vécu va m’aider à comprendre les autres »). Ensuite, j’ai porté attention aux forces de Malorie. Elle en a plusieurs : elle est résiliente, fonceuse, prête à faire face à l’imprévu, elle est débrouillarde et autonome. Elle se dit créative et a beaucoup d’imagination. Cela lui a beaucoup servi à traverser les épreuves. Tous ces renseignements sont également notés sur la même feuille synthèse. Nous étions alors prêtes à parcourir la documentation sur les métiers qui l’attirent, en prenant soin de noter les écueils possibles au regard de ses limites. Vient le moment ensuite de conclure, à la lumière des informations colligées, si la personne se voit aller de l’avant dans ce projet et relever les défis identifiés en utilisant les forces identifiées. Si vos clients sont comme Malorie, ils choisiront probablement de tenter leur chance et de foncer. Malorie a fait une demande d’admission dans un programme de formation d’intervenant en délinquance. C’est sur place, avec ses professeurs, qu’elle pourra valider ultimement son hypothèse et ils pourront l’aider à se développer professionnellement dans ce domaine. Nous devons faire confiance aux enseignants et aux ordres professionnels pour bien encadrer leur pratique.

Alors, est-ce que Malorie sera heureuse dans une carrière en relation d’aide? Il n’y a pas de réponse claire à cette question. Mon approche m’amène à laisser la personne tendre vers ses buts, en lui suggérant de se prévoir un plan B, juste au cas… Et souvenons nous qu’il y aura toujours des gens qui défieront les statistiques.

 

Diplômée de l’Université Laval (2005), Émilie Robert est conseillère d’orientation dans un Cégep (Collège Montmorency) et travaille exclusivement avec les étudiants en situation de handicap, particulièrement avec des personnes TED/Asperger ou ayant un problème de santé mentale. Elle utilise les nouvelles technologies pour communiquer avec le public et les praticiens de l’orientation.